Les romans de Marguerite Duras ont toujours quelque chose d'indéfinissable. Et, à cet égard, le marin de Gibraltar, publié en 1952, ne faillit pas à la règle. Toujours cette attente , encore cette torpeur, cette presque moiteur qui devient si caractéristique de la prose de l'auteur.
Il faut dire que s'agissant du marin de Gibraltar, tout commence par un temps de canicule. Une canicule extrême, indescriptible qui s'empare de l'Italie. L'Italie où, précisément, le héros et son amie de l'époque, Jacqueline, décide de passer leurs vacances. Lui, après une enfance passée outre-mer, il est devenu fonctionnaire au Ministère des Colonies, s'attelant à un travail fort peu stimulant, celui de recopier des actes d'état-civil. Quant à elle, elle fait sensiblement la même chose. C'est d'ailleurs là qu'ils se sont rencontrés. Et Florence, après Gênes et Milan, sera le déclencheur, cet instant T, où il prend conscience de l'inanité de sa vie et de sa volonté d'en découdre. Attiré par le récit d'un ouvrier qui leur sert pour un temps de chauffeur, il cherche à tout prix, sans vraiment savoir pourquoi, à atteindre Rocca, petite bourgade côtière. Puis, il s'agit d'y quitter Jacqueline, qu'il n'a jamais vraiment aimé. Et là, il plaque tout, décide de ne pas rentrer en France. Intrigué par cette riche américaine dont le yacht mouille au port de Rocca, il parvient à en faire la connaissance. Et il s'embarque avec elle.
C'est qu'Anna a aussi une histoire. Veuve d'un riche propriétaire, elle parcourt les mers, de ports en ports, à la recherche d'un marin qu'elle croit de Gibraltar, et dont elle tomba éperdument amoureuse. Il est l'archétype du mauvais garçon, l'auteur d'un méfait qui pourtant la fascine. Atterri sur le yacht quelques années auparavant par le biais du hasard, il le quitte quelques temps plus tard à Shanghai, à la faveur d'une partie de cartes. Par la suite, ce ne fut que brèves recontres, épisodiques, pour toujours se terminer par un départ. Départ qui entraîna cette inlassable quête que mène Anne, et à laquelle cet homme, celui du début, bient se joindre. Cette quête sans fin, à laquelle elle ne croît plus vraiment, mais dont elle semble cependant avoir un besoin viscéral.
Du français Anna en est tombée amoureuse, et il en va de même pour ce dernier. Bien que le marin de Gibraltar ne quitte que rarement leur esprit, comme si sa présence intangible avait quelque chose de structurant dans cette étrange relation. N'est ce là qu'un remplaçant, l'instrument d'une attente plus douce? Peut-être. Mais, au fil du temps, il devient autre chose. Progressivement, l'on sent qu'il prend lui aussi sa place, assez prédominante.
Marguerite Duras restitue tout cela avec la finesse qui lui était sienne, avec cette dextérité du français rarement égalée. La langue traduit à merveille tant cette atmosphère bonhomme qui plane sur le yacht que l'étrange pesanteur, assez habituelle chez l'auteur, qui semble imprégner les personnages. Et si le marin de Gibraltar n'est pas le roman que l'on aura préféré chez ce personnage inclassable de la littérature française, ce n'est vraiment là qu'une affaire de goût. Rien de plus.
Marguerite DURAS, Le marin de Gibraltar, Gallimard, coll. "Folio", 2006 (1ère éd. 1952), 429 pages, 7,40 €