31 octobre 2007

Exposition Courbet


Première rétrospective de l'oeuvre de Courbet depuis 1977, l'exposition proposée par la Réunion des musées nationaux (Rmn) et le Musée d'Orsay présente 120 peintures, une trentaine d'oeuvres graphiques et environ 60 photographies sur un parcours de 1500 m².

Le propos de cette exposition est de mettre en avant la modernité de Courbet, de l'élever au rang de maître aux côtés de Cézanne ou Manet.

Pour cela, les commissaires de l'exposition ont choisi de rythmer le parcours des visiteurs en huit temps, qui représentent autant de thématiques dans l'oeuvre de Courbet.

Révélé au Salon de 1844 par l'Autoportrait au chien noir, Courbet nous saisit surtout avec son Désespéré, toile de 1843-1845 dont il ne s'est jamais séparé. L'artiste, pourtant réputé pour sa jovialité, témoigne ici de son spleen, dans une représentation torturée, nouée. Le sujet semble à chaque instant vouloir jaillir de son cadre.
C'est assurément une des toiles les plus fortes de la rétrospective.

Le deuxième temps du parcours est centré sur la famille de Courbet, sur ses soeurs en particuliers, qui figurent dans de nombreux tableaux. Attachée à sa terre natale, Courbet gardera toujours en lui les paysages de son enfance, comme en témoigne les grottes de la Loue rassemblées plus loin.

Viennent les manifestes. Deux toiles majeures sont présentées ici: l'Enterrement à Ornans et l'Atelier du peintre. Ce sont les dimensions qui impressionnent au premier regard. Puis le sujet lui-même du tableau se met en place. Dans le premier cas, il s'agit de la béance creusée dans la terre, et dans le second, d'un peintre qui tourne le dos aux canons de son époque. Deux toiles qui ont été largement discutées, critiquées à leur époque et qui font l'objet des plus belles louanges aujourd'hui tant leur influence a été déterminante.

Après avoir cédé un temps aux exigences de ses contemporains (portraits de Proudhon, notamment), Courbet choisit de travailler sur le nu féminin. On pense alors immédiatement à l'Origine du Monde, autour de laquelle sont rassemblées les Baigneuses et la Femme au Perroquet, notamment.

Enfin, les scènes de chasse précèdent les dernières toiles de l'artiste. On se souvient de l'engagement de Courbet sous la Commune, de sa condamnation à réparer les frais de reconstruction de la Colonne Vendôme. Les natures mortes peintes pendant l'incarcération à Sainte-Pélagie témoignent de l'état d'esprit du peintre.


Au final, c'est un très beau moment qui est proposé. Un peintre que l'on redécouvre et que l'on a envie de mieux connaître.


Exposition Courbet, du 13 octobre au 28 janvier 2008. Tous les jours sauf les mardis
Galeries nationales du Grand Palais, 75008 Paris, entrée Clemenceau.
Tous les jours 10h-22h sauf le jeudi jusqu'à 20h.
Tarifs: 10€ / 8€
Pour plus de renseignements : http://www.rmn.fr/gustavecourbet/index.html

28 octobre 2007

Triangle

Octobre 2007. L'actualité internationale est marquée par le nucléaire iranien. C'est le moment qu'involontairement je choisis pour lire Triangle de Ken Follett.

1968. Un espion du Mossad, Nathaniel Dickstein, est chargé de pourvoir Israël de la bombe nucléaire. En effet, les services secrets israéliens viennent de découvrir que l'Egypte est sur le point de posséder la bombe atomique, et il semble que la sécurité de l'Etat d'Israël ne pourra pas être assurée sans la possession de la bombe.

Mais ce sont des événements bien antérieurs qui vont conditionner l'exécution de ce plan. Des événements que le prologue situe pendant la Seconde Guerre mondiale et en 1947. C'est l'époque des grands idéalismes. Celle où un monde nouveau est à construire ; et à se partager.


Le reste, c'est un roman d'espionnage, une "aventure tout à fait digne de James Bond", nous dit Ken Follett en post-scriptum. Un Ken Follet pas mauvais, bien documenté. Mais pas forcément très rythmé. On avance, on veut connaître la fin, mais on se dit aussi que la fin, on la connaît. Bien sûr que le plan de Dickstein va aboutir. Bien sûr que la fille est fiable. Bien sûr que les méchants vont perdre (la partie, et la vie).
Quelques facilités aussi. On ne peut s'empêcher de sourire en entendant Al Cortone, un ancien ami que Dickstein sollicite, le "don", raconter sa vie. Au loin, la douce mélodie du Parrain de Coppola déroule ses violons ...
Triangle, c'est l'Occident qui décrit le système communiste, c'est le récit des fedayin qui justifient leur lutte, et c'est Israël qui veut assurer sa position dans une région en proie aux luttes d'influence de la Guerre Froide.

Retour en 2007. Les arguments avancés par le chef des renseignements israéliens sonnent comme un écho à ce que l'on entend en ce moment. Ou plutôt comme un "contre-écho"...

Ça se lit. Mais pas urgemment.


Ken Follett, Triangle, Livre de Poche, 1991, 475 pages, 6 €

21 octobre 2007

Un roi sans lendemain


De Louis XVII, on reconnaîtra bien volontiers que tout semble avoir été dit. Sur ce dauphin au destin tragique, c'est effectivement plus de cent cinquante livres, avec plus ou moins de bonheur selon les livraisons, qui lui ont été consacrés. Et, naturellement, compte tenu du caractère épique de la situation, de nombreuses hypothèses, certaines des plus farfelues, ont été échafaudées au cours de l'histoire. Depuis deux siècles, bientôt trois, inlassablement, le sort de celui qui fut enfermé, avec sa famille dans la sordide prison du Temple, puis ensuite confié aux mains du cordonnier Simon, a été source de moults élucubrations. Assassiné, enlevé, réapparu; on a tout dit, tout soutenu.

L'excellent ouvrage de Christophe Donner, loin de s'ajouter inutilement à cette pile de contributions, y apporte une surcroît indéniable de qualité. L'histoire de ce "roi sans lendemain" y est narrée par le menu, avec brio, sans jamais que l'attention du lecteur ne puisse défaillir. Livre d'histoire tout en étant le livre d'une histoire, celle d'un enfant victime des transformations de son époque, l'écrivain apporte un regard neuf et bienvenu sur ce pan si particulier de notre passé.

La trame narrative qui sous-tend l'ensemble du roman est assez simple et n'est, après tout, qu'un prétexte. Henri Norden, écrivain de renom, se voit confier la rédaction du scénario d'un film qu'une productrice entend consacrer à la vie du jeune fils de Louis XVI. Norden lit, recherche, écrit, et progressivement s'imprègne du personnage. Et parallèlement, l'écrivain tombe amoureux d'une séduisante animatrice d'émissions littéraires. Mais l'histoire d'Henri Norden s'efface bien vite au profit de celle du jeune Bourbon. A telle enseigne d'ailleurs que les brèves incursions qui s'étiolent au fil des pages nous rappellent tout de même les raisons qui nous ont menées là. Elle s'efface bien vite, certes, mais il faut s'en féliciter.

Avec frénésie, on découvre donc la courte vie de Louis XVII. Mais c'est sous un angle nouveau, une perspective jusque lors peu travaillée qu'elle se déroule. Norden s'entiche d'Hébert, qu'il tient pour principal responsable de la mort du royal prisonnier. Hébert le virulent, le sanguinaire, le radical, le chef de fil des sans-culottes, l'un des principaux responsables des massacres de septembre 1792. Hébert le journaliste, l'animateur du Père Duchesne, ce journal quasi satirique dont les articles assassins émaillaient la vie politique révolutionnaire. Tout jeune, il fut chassé d'Alençon. C'est à Paris qu'il prit sa revanche, développant une haine obsessionnelle à l'encontre de la famille royale. Et Donner/Norden de nous faire découvrir là un personnage essentiel à son destin, et plus généralement à la compréhension de la tourmente de l'époque. Un personnage qui participa grandement au sort du dauphin.

C'est ainsi que progressivement un roi sans lendemain se mue en une délicate biographie croisée d'Hébert et de Louis XVII, dont le courage du dernier semble avoir forcé l'admiration de l'auteur. Et toujours, sous cet alibi du roman qui en atténue les éventuels travers encyclopédiques. On est donc fort loin de ces pâles romans historiques qui fleurissent actuellement. Un roi sans lendemain est autre chose. Bien meilleur. Et c'est tant mieux.

Christophe DONNER, Un roi sans lendemain, Grasset, 2007, 378 pages, 20,90 €

16 octobre 2007

On ne badine pas avec l'amour

Pièce en trois actes écrite en 1834 et jouée pour la première fois en 1861 à la Comédie Française, « On ne badine pas avec l’amour » est un texte d’une beauté et d’une finesse remarquable, dans lequel de Musset déploie les grands thèmes de sa poésie lyrique: l’amour, la souffrance, la mort, le tout servi par d’excellents comédiens dans une mise en scène efficace et moderne, à travers un décor dépouillé.

Perdican, de retour chez lui après plusieurs années d’absence au cours desquelles il a mené de brillantes études, retrouve Camille, sa cousine, mais aussi sa promise; celle-ci le rejette par crainte d’aimer, par crainte de souffrir. Ses années passées au couvent ont profondément modifié sa vision de l’Amour et des hommes, perçus comme un danger auquel elle refuse de s’exposer. Perdican, passionnément épris de Camille, se livrera à des machinations destinées à faire naître l’envie, la jalousie, en « jouant » les séducteurs auprès de sa sœur de lait, Rosette, qui symbolise l’être pur et naïf et qui ne pourra survivre à l’écroulement des illusions dont elle s’était bercées.

On pourrait croire que l’auteur de Lorenzaccio condamne pareilles machinations, qu’il met en garde ceux qui considèrent les sentiments amoureux avec légèreté, mais en réalité il n’en a cure; bien au contraire, l’Amour est souvent à ce prix, l’Amour est souvent indissociable de la notion de souffrance, et c’est peut être même à cela qu’on reconnaît qu‘il a été. De Musset l’exprime à travers Perdican: « J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelque fois; mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice crée par mon orgueil et mon ennui ».

La légèreté n’est cependant pas absente de cet ensemble Shakespearien. Des personnages burlesques incarnés par les prêtres, les paysans, ou Mme Pluche, la gouvernante de Camille, sont mis en scène avec beaucoup de dérision. C’est d’ailleurs un homme, le très convaincant Olivier Hémon, qui prête sur scène ses traits au personnage de Mme Pluche, choix audacieux du metteur en scène Philippe Faure, qui a pris le risque de s’exposer aux foudres des partisans du théâtralement correct criant à la mutilation de l’œuvre. La surprise vient aussi d’un décor des plus sommaire, se réduisant à une simple parcelle de prairie, dépourvue de fontaine que l’on serait en droit d’attendre si l’on s’en réfère au texte, de portes qui claquent, d‘éléments distinctifs de la bourgeoisie de l‘époque,… rien de tout cela n’est représenté sur scène, et qu’importe! On n’en est que plus absorbé par le jeu des comédiens, habités par leur personnage, et réussissant le tour de force de faire vivre cette scène vide en costumes sombres, tantôt kitch, tantôt contemporains.

On ne badine pas avec l’amour, mise en scène de Philippe Faure, au TAPS Scala à Strasbourg du 11 au 14 octobre 2007; du 13 au 22 novembre 2007 au Théâtre de la Croix-Rousse de Lyon.

15 octobre 2007

Cendrillon


De la lecture du dernier livre d'Eric Reinhardt, ce qui est certain, c'est que l'on en ressort pas indifférent. Tour à tour détestable, brillant, ennuyeux, haletant. S'agissant de cet épais roman, la palette des impressions semble y passer. Et si c'est de certitudes dont il est question, il en est au moins une, c'est que Cendrillon est un livre déroutant. D'ailleurs, sa structure suffit à s'en convaincre.

Dans ce roman, alternent diverses histoires. Trois, précisément. Celles de trois personnages liés par un passé commun. Ou plutôt, pour être plus exact, devrait-on raisonner en sens inverse. C'est plutôt d'une histoire initiale commune qu'il s'agit, elle-même se distinguant en trois suites distinctes. Et le tronc commun est une famille assez paisible, semblable à de nombreuses autres, provinciale, puis banlieusarde. Il reste que la figure centrale est celle du père, un père qu'on ne peut s'empêcher de trouver pathétique, tant il lui est difficile, au gré des emplois qu'il occupe, de s'affirmer. Impossible modèle pour le fils, qui prendra , suivant les évènements, un tour différent. Au premier, Thierry Trockel, échouera cette vie banale, tout juste troublée par une vie sexuelle pour le moins particulière, et à laquelle Internet semble prendre une part importante. Du deuxième, les circonstances de la vie en feront un pervers psychopathe, développant une animosité hystérique à l'endroit du monde extérieur, et véritable bourreau de son entourage. Quant au troisième, Laurent Dahl, il semblait voué à l'existence tranquille d'un petit financier de bureau. Bien au contraire, il suivra le chemin d'un de ces traders mégalomanes et hallucinés, et devint rapidement l'une des stars de la finance internationale. Grandeur et décadence d'un spéculateur, le schéma est bien connu.

Le roman ne s'arrête pas là. De la terrasse du Nemours, ce café de la place Colette, viennent s'y superposer les pensées et autres émois du narrateur, au cours desquels il se laisse aller à de trop longues digressions quant à l'automne, à l'esplanade du Palais-Royal. Et en filigrane, toujours, une histoire au centre de laquelle évolue sa voisine du quatrième, une histoire de conférence à Gênes, un peu mystérieuse.

Au-delà de cet imbroglio de récits, dont on passe, sans cesse, de l'un à l'autre, au risque d'ailleurs de s'y perdre, que dire de l'ouvrage d'Eric Reinhardt? Qu'il fourmille de clichés, d'images d'Epinal parfois trop convenues? Assurément. Mais qu'Eric Reinhardt est un écrivain, un vrai, et que Cendrillon est un bon roman? Là encore, c'est certain. A le lire, la prose est riche et nourrie, il est réellement porteur d'un style, de choix clairement assumés. C'est d'ailleurs un parfait héraut de cette littérature française contemporaine. C'est peut-être pour cette raison que, malgré tout cela, l'on ressort tout de même peu convaincu. Peut être parce qu'après tout, tout le monde ne peut s'éprendre de ce courant littéraire aujourd'hui répandu, riche de propos d'une acerbe crudité, et dont on a du mal à en définir les traits. Pourtant, il existe. Et ne plaît pas toujours.

Alors, objectivement, Cendrillon est un bon roman. Il faut bien le constater. Mais de ceux dont nécessairement, la réception sera ambivalente et partagée. Ici, il n'a pas pris. Il aurait pu en être autrement. Quoique.


Eric Reinhardt, Cendrillon, Stock, 2007, 577 pages, 24 €

10 octobre 2007

L'Eden Cinéma


L'Eden Cinéma, c'est une petite pièce, écrite par Maguerite Duras, et montée pour la première fois en 1977, par la Compagnie Renaud-Barrault, sur une mise en scène de Claude Régy. C'était dans l'ancien théâtre d'Orsay, logé dans ce qui est actuellement le célèbre musée éponyme, et dont l'antique structure en bois a été réinstallée à l'identique au théâtre du Rond-Point. C'est une petite pièce, donc. Une petite pièce, dont il faudra se contenter du texte, car force est de constater qu'aujourd'hui, elle n'est guère à l'affiche. Pourtant, comme d'ailleurs il en va de tout ce qu'a pu écrire Marguerite Duras, elle est un petit bijou, un de ces diamants, précisément, de Monsieur Jo.

Parce que l'Eden Cinéma, c'est en réalité l'histoire d'un barrage contre le Pacifique, oeuvre phare de l'écrivain d'origine indochinoise, et précédemment objet d'un billet publié sur ce même blog il y a encore peu. Toujours la plaine de Kam, dans le haut-Cambodge, toujours le bungalow colonial, péniblement construit sur cette concession sans valeur, payée pourtant rubis sur l'ongle par le labeur insensé de la mère, alors qu'elle était pianiste, pour quarante piastres par soir, justement à l'Eden Cinéma. Toujours Suzanne et Joseph, attendant de fuir. Toujours Monsieur Jo, éperdument amoureux, et le Caporal, éperdument sourd. Et toujours elle, la mère. D'ailleurs, "Elle était dure, la mère. Terrible. Invivable. Pleine d'amour. Mère de tous. Mère de tout. Criante. Hurlante. Dure. Terrible. Invivable", nous dit Suzanne. La mère est au centre, l'observatrice de cette pièce qui se déroule sous ses yeux, et à laquelle elle prend épisodiquement part. Encore, elle attend le départ de ses enfants, qu'il n'y ait plus rien à vendre, pas même ce gros diamant, celui que Monsieur Jo avait donné à Suzanne. Encore, la question de ses barrages, destinés à contenir les inexorables marées du Pacifique, l'obsède. Une différence, toutefois? Ici, la mère devient le personnage central. Elle focalise l'attention. Ainsi est rendu à cette dernière l'hommage qu'elle semblait mériter de par son omniprésence.

Donner une forme théâtrale à ce roman magistral n'a rien altéré de sa puissance. Au contraire, la mise en scène qu'on devine, à travers les délicates didascalies qui égrènent le texte, épurée, accentue ce désoeuvrement qui sous tend l'ensemble de l'histoire. Ici encore, on est pris à la gorge. Ici encore, à lire l'histoire de ce trio tourmenté, on sent cette pointe indicible, mais pourtant bien tenace, de mélancolie. Un texte d'exception, à n'en pas douter, qui contribue à ancrer de manière irrémédiable les personnages de Joseph, Suzanne et de la mère, dans le patrimoine littéraire français.
Marguerite Duras n'est certainement pas assez jouée sur nos planches. Compte tenu de l'exceptionnel qualité de son oeuvre, et dont l'Eden Cinéma se fait le fidèle témoin, on aurait tort de s'en priver.


Marguerite DURAS, L'Eden Cinéma, éd. Mercure de France, coll. "Folio", 1977 (réed. 2007), 154 pages,

Retours à Trieste


Retours à Trieste, de Silvia Bonucci, est une surprise. Il faut dire que l'attention ne se porte pas naturellement sur cet ouvrage, bien qu'il émane d'un de ceux dont on dira certainement qu'il constituera l'un des dignes représentants de la littérature italienne contemporaine. Et pourtant, une fois en main, une fois cette attention, peut-être un peu longue à venir, fixée sur l'objet, de la surprise, on évolue vers le contentement. Celui d'avoir trouvé un livre plaisant, tout simplement.

L'histoire d'une famille juive de Trieste, au début du XXe siècle, est déroulée, au fil des pages. Cette famille juive n'a rien de normal. Le père, Sandro, est le dernier d'une lignée de banquiers. La mère, Gemma, est un être hors normes. Essentielle, volubile, mondaine, d'une beauté assurément renversante, elle a tout d'une femme. Peut-être un peu moins d'une mère. Atrocement égoïste, mais pourtant non dénuée de sentiments, elle écume les salons de l'époque, virevolte de spectacles en dîners, délaissant ses chers enfants aux bons soins des innombrables gouvernantes et autres percepteurs. Si Dolly, la deuxième, ne semble faire de réelles difficultés, il en va différemment de Marcello, douloureusement tourmenté. Marcello, c'est l'enfant terrible; il devient celui dont on ne sait que faire, celui que l'on amène à ce spécialiste viennois qu'est le docteur Freud, d'une spécialité, à vrai dire, encore naissante. Rien n'y fait, maison de repos et toxicomanie deviennent son quotidien. Quant au dernier, Titi, il est cette bouffée d'air frais, à en devenir le fondement délicat d'un édifice sur le point de s'affaisser.

Et si la famille Levi souhaitait trouver une certaine stabilité, ce n'est certainement pas dans le contexte qui l'entoure qu'elle y réussira. C'est qu'ils sont continuellement en déplacement, de Trieste à Paris, en passant par Le Caire et Milan. Les évènements politiques ne sont pas plus propices à l'établissement d'une certaine harmonie. La guerre monte, contribuant à perpétrer, au gré de confiscations infondées, la déroute financière de la dynastie. Le facisme, terrible, pointe. Et pourtant, toujours, Trieste, apparaît, dans son authenticité, dans toute sa vérité, un peu à la manière d'un eldorado, d'une de ces chimères dont on sait bien qu'elles n'existeront plus.

Retours à Trieste a donc tout d'une fresque. Pour autant, il n'en est rien. C'est autre chose, tout aussi bien. En réalité, l'histoire n'est pas linéaire. Trois personnages, centraux, sont racontés par trois narrateurs, eux-mêmes centraux. Les pensées s'entrecroisent, les récits se confrontent, sans pour autant glisser dans le travers d'une fastidieuse répétition. Et c'est au terme de ces petites histoires, que la grande histoire se construit. Quant au style, s'il n'a rien de flamboyant, il reste agréable, sans excès, et l'exercice amusant. Un regret, toutefois. Trieste. On la perçoit derrière, parfois au travers de descriptions plus précises, on l'imagine. Mais c'est insuffisant. le récit y aurait sans doute gagné à se pénétrer plus profondément de cette atmosphère urbaine si particulière.

Il reste qu'au-delà, voilà un bon roman. Un roman qui suffit à se convaincre de la vigueur des lettres italiennes actuelles. Un roman dont on attend que son auteur livre le prochain.


Silvia BONUCCI, Retours à Trieste, Seuil, 2007, 265 pages, 21 €

4 octobre 2007

Meilleurs souvenirs de Grado

Meilleurs souvenirs de Grado, pièce écrite en 1976 par Franz Xaver Krœtz et mise en scène par Benoît Lambert, est le récit d’un couple d’allemands, Karl et Anna, proches de la cinquantaine, qui se rendent en Italie pour séjourner durant deux semaines dans un hôtel minable en pension complète. Au programme, découverte de la plage, située à dix minutes de l’hôtel - contrairement à ce que prévoyait la brochure qui promettait une vue sur la mer -, visite de la basilique Saint-Pierre, pont des Soupirs, promenade en bateau, concert de musique classique, et autres activités « clichés » qu’il faut avoir faites lorsqu’on est à tel endroit.

On sourit souvent, on rit même parfois, mais malgré l’humour grinçant distillé tout au long de la pièce, on peine à se moquer de ces personnages attachants, qui ne connaissent que la notion de labeur, et pour qui la valeur travail est prédominante, parce qu’il n’ont jamais rien connu d’autre, de par le milieu modeste dont on les imagine issus.

Anna et Karl forment un couple traditionnel, solide et uni.
Elle est tantôt anxieuse, tantôt hystérique ou enthousiaste, voire les trois à la fois! Arrivée à Grado, passées les premières heures de repos suivant un trajet pénible en voiture sur des routes nationales à moindre frais, elle est comme une enfant qui veut tout découvrir. Elle ne travaille pas, n’a pas de réelle vie sociale et ne vit qu’à travers celle de son mari. Conformément aux valeurs traditionnelles de l’époque, et bien qu’ils ne fassent pas partie de la catégorie la plus favorisée, elle s’occupe de leur enfant et c‘est cela sa seule activité. Il lui fera d’ailleurs remarquer que c’est lui qui « ramène l’argent à la maison » , en bon père de famille qui a sacrifié sa vie au profit de ceux qu’il aime.
Karl est d’ailleurs fatigué, usé par son travail à l‘usine. Il en est devenu très terre à terre, comptant le moindre pfennig qui sort de sa poche -chaque activité proposée par Anna est automatiquement traduite dans l’esprit de son mari en autant d’argent qu’il va falloir débourser-. Il semble avoir accepté de partir en vacances parce qu’il est de bon ton de pouvoir dire qu’on y a été, pour pouvoir s‘en enorgueillir auprès du peu d‘amis qu‘ils ont.
Pourtant, ces vacances ont quelque chose de salvateur pour ce couple qui a laissé s’installer la routine, et dont la libido s’est perdue en route.

Sur une scène reproduisant en arrière-plan une photographie grandeur nature de vacanciers sur une plage, réchauffée par une lumière intense, qui devient aussitôt veloutée une fois replongé dans l’intimité du couple, le tout ponctué de standards italiens mielleux, les deux comédiens, dans une mise en scène convenue, parfois inventive, sont bluffants de sincérité et de vérité. Ils prennent plaisir à jouer ensemble, et on en prend à les regarder, même si l’on ne parvient pas totalement à aimer cet ensemble empreint de tristesse et de mélancolie.
Les comédiens jouent juste et réussissent à communiquer, leur quotidien, la misère des personnages qu’ils incarnent, mais le texte lui-même est peut être le défaut majeur d’une pièce qui du coup perd de sa force, de sa puissance dénonciatrice: que cherche d‘ailleurs à dénoncer l’auteur? Que la « classe » ouvrière peine à s’offrir des vacances décentes? Que l’on est entré dans l’ère ultra consumériste et qu’il est répréhensible d’entretenir l’illusion que l’on appartient à une catégorie sociale se distinguant par des habitudes de consommation? Que les couches les plus populaires sont condamnées à devoir rêver de ce qu’ils n’auront jamais ou de ce qu’ils ne comprendront peut-être jamais car le concret les domine et l‘abstraction leur est inaccessible? On pourrait croire que Kroetz méprise ses personnages, qu’il voit anesthésiés par le désir d’obtenir, d’acquérir toujours plus de biens matériels futiles, attirés par toujours plus de nouveautés, et passant en fin de compte à coté de l’essentiel, dont-ils n’ont finalement pas idée! Mais il n’en est rien. L’auteur aux convictions communistes affirmées décrit des personnages qu’il aime et qui le touchent mais il ne le montre pas assez car le texte ne frappe pas assez fort; il se borne à constater, à décrire la misère d’une catégorie sociale, sans jamais prendre position. Oui, il peut paraître cruel, comme le relève, amer, Karl, de savoir qu’il ne travaille pas moins que ceux qui gagnent quatre fois plus. S’il y avait une proportionnalité parfaite dans l’équation réunissant quantité de travail et quantité d’argent, ça se saurait!…

Meilleurs souvenirs de Grado de Franz Xaver Krœtz, mise en scène de Benoît Lambert
Au TNS depuis le 27 septembre jusqu’au 20 octobre 2007, du 11 au 21 décembre
Au Granit-scène nationale de Belfort, et à Paris, du 17 janvier au 2 février 2008 au Théâtre 71- scène nationale de Malakoff

Semper Augustus


C'est bien d'une affaire de tulipes dont il est question dans ce dernier roman d'Olivier Bleys, Semper Augustus. D'ailleurs, voilà là le nom d'une tulipe, plus exactement celui d'un bulbe de tulipe. Et pas n'importe laquelle, la plus rare. Et de toutes les contrées qui se prêteraient le mieux à une histoire de la sorte, la Hollande, ou plutôt à l'époque, les Provinces-Unies, figure en bonne place. Le décor est donc planté, Haarlem, les années 1630.

L'épisode historique qui sert de trame au roman est intéressant. La famille van Deruick, spécialisée dans le négoce d'étoffes, s'apprête à voir son chef de famille quitter la maison, pour des rivages aux cieux sans doute plus cléments, ceux du Brésil. La vie étant particulièrement dure à Haarlem, le père cherche à glaner fortune de l'autre côté de l'Atlantique. Aussitôt Wilhem, l'aîné prend en charge les trois autres enfants. Rapidement, il prend contact avec le richissime recteur Paulus van Bereysten, auprès duquel le père l'avait benoîtement recommandé.

La rencontre produit immédiatement ses effets. C'est que Paulus, entre autres activités, est négociant de tulipes. Et l'époque est particulièrement féconde à propos de cette espèce bien particulière de commerce, dans la mesure où une sérieuse fièvre spéculative s'est emparée de la sage Hollande. Les tulipes s'arrachent, au gré de folles ventes aux enchères. Le riche recteur initie patiemment l'aîné des Deruick aux arcanes de ce monde étrange et lui assure une position enviable. Deruick réussit, tout semble prospérer pour le mieux. La famille s'enrichit, au prix, toutefois, de dissensions criantes. Mais jusqu'à ce que les circonstances évoluent. C'est qu'en effet tout cela ne durera guère, les Deruick se frottant aux roides calculs du recteur. Et la chute, naturellement, sera rude.

Le mérite d'Olivier Bleys est grand. C'est celui de tirer une histoire honnête, rondement menée, d'un évènement historique assez méconnu, il faut bien en convenir. Et pourtant cette fièvre spéculative, cet engouement irrationnel pour le marché de la tulipe, tout cela n'est autre que l'Histoire. Ainsi, l'auteur, au terme d'une belle écriture, nous plonge avec aisance, dans ce monde aux allures quelque peu ésotériques. Le livre est bien documenté, rien ne semble approximatif. Assurément, c'est un livre d'enseignement, sans pour autant verser dans une érudition susceptible de desservir le propos.

Il reste que, bien sûr, le roman ne résiste pas à quelques lieux communs éculés, qu'on aurait peut-être aimé pouvoir éviter. Une belle leçon de morale s'en dégage. Peut être trop belle. Mais allons, tout est affaire de goût dira-t-on, et rien de bien grave toutefois. L'impression finale reste bien celle d'un ouvrage agréable et solide. A peine le livre refermé, on se prend d'une subite envie de fureter plus avant dans les méandres de cet épisode de l'histoire des Pays Bas. A cet égard, la pari est réussi.


Olivier BLEYS, Semper Augustus, Gallimard, 2007, 335 pages, 19,50 €

3 octobre 2007

Kafka sur le rivage




Au début, on se dit que les premières lignes qui se déploient sous nos yeux ne sont que le reflet des divagations improbables d’un cerveau malade.
On cherche en vain une cohérence, une structure qui nous permettent de comprendre où est-ce que l’auteur veut nous emmener. Un adolescent mal dans sa peau qui converse avec un garçon nommé Corbeau, un vieillard simple d’esprit qui discute avec ses amis les chats... La perplexité le dispute à l’ennui.
Murakami saute du coq à l’âne sans crier gare et on pense qu’on ne va certainement pas tarder à laisser gentiment ce livre retourner dans les tréfonds de l’oubli, parce que, franchement, on n’a pas que ça à faire.
Mais petit à petit, sans véritablement le vouloir et même à son corps défendant, on se laisse happer par l’histoire. Dans ce monde qui est le nôtre, on découvre les contrées obscures de l’inconscient qui sommeille en chacun de nous.
L’écriture est dépouillée, naïve, mais elle reste pourtant d’une efficacité redoutable. Elle est l’instrument du récit, le mettant magnifiquement en relief et lui permettant ainsi de déployer toute sa puissance.
« Kafka sur le rivage » est un diamant brut, un conte initiatique qui nous est raconté avec un onirisme aussi déroutant que délicieux et une poésie qui se retrouve à chaque page. Une fois que Murakami nous tient solidement prisonniers entre ses griffes, on ne perd plus le fil, on est entraîné avec fracas dans un univers parallèle où l’impossible n’existe pas.
C’est ici que réside la grande force de ce livre, dans la capacité de l’auteur à faire de l’extraordinaire un événement banal en nous plongeant dans la tête de ses deux héros.
Grâce à Kafka et Nakata, dont les aventures sont pourtant a priori un non-sens complet, on comprend qu’aucun acte, absolument aucun, n’est absurde à partir du moment où il correspond à une quête. Chacun poursuit un but à sa manière et sa poursuite peut parfois être le but lui-même.
A la fin, une fois que le dos du livre se referme définitivement sur les dernières lignes, on se dit qu’à bien y réfléchir, le cerveau malade n’est pas toujours celui que l’on croit...

Haruki MURAKAMI, Kafka sur le rivage, éditions Belfond, 2005, 618 pages, 21,85 €

1 octobre 2007

La nuit fantastique




Chacun a, un jour, croisé Stefan ZWEIG sur sa route. Par accident ou par chance. « Le joueur d’échec », « Lettre d’une inconnue », « Vingt-quatre heures de la vie d’une femme » sont quelques unes des œuvres inoubliables du célèbre auteur autrichien.
« La nuit fantastique » n’est certainement pas la plus connue de ses nouvelles et pourtant, elle mériterait d’occuper une place de choix dans toute bibliothèque digne de ce nom.

Tout commence aux courses, lors d’un de ces événements insipides les plus courus par la bonne société viennoise. Le baron von R... est là, au milieu d’une foule qui l’indiffère. Concours de circonstance, heureux ou malheureux, il se retrouve avec un ticket de pari entre les mains. Il gagne et bascule. Irrémédiablement.
Le sang coule à nouveau dans ses veines, son cœur qu’il croyait mort se remet à battre furieusement. Il vit. Il naît. Il se révèle à lui-même, sous nos yeux avides. Il découvre l’adrénaline qui le fouette et aiguise chacun de ses sens.
Mais ce n’est qu’un début. Notre héros ne peut plus se contenter de cette timide mise en appétit maintenant qu’il a goûté aux frissons de la peur, à l’excitation de l’attente. Alors il déambule, il cherche. Et il va trouver.

Il va connaître le bonheur des bas-fonds, la sensation voluptueuse de la fange qui l’engloutit. Il va aller de plus en plus loin, aux frontières du malsain et nous allons être entraîné avec lui dans cette nuit fantastique.
Zweig veut sûrement nous dire que la vie ne vaut finalement la peine d’être vécue qu’à la condition de laisser la part belle au hasard et à l’inattendu. Point de quotidien réglé au millimètre, point de divertissements ennuyeux et répétitifs. Nous sommes les enfants du destin et il est vain de vouloir le dompter.

« La nuit fantastique » est un récit désuet et terriblement moderne. C’est d’ailleurs ce qui caractérise l’ensemble de la prose de Zweig. Ses histoires ne seront jamais passées de mode, parce que son sujet de prédilection restera toujours actuel : la foutue nature humaine.