23 novembre 2007

Le marin de Gibraltar


Les romans de Marguerite Duras ont toujours quelque chose d'indéfinissable. Et, à cet égard, le marin de Gibraltar, publié en 1952, ne faillit pas à la règle. Toujours cette attente , encore cette torpeur, cette presque moiteur qui devient si caractéristique de la prose de l'auteur.


Il faut dire que s'agissant du marin de Gibraltar, tout commence par un temps de canicule. Une canicule extrême, indescriptible qui s'empare de l'Italie. L'Italie où, précisément, le héros et son amie de l'époque, Jacqueline, décide de passer leurs vacances. Lui, après une enfance passée outre-mer, il est devenu fonctionnaire au Ministère des Colonies, s'attelant à un travail fort peu stimulant, celui de recopier des actes d'état-civil. Quant à elle, elle fait sensiblement la même chose. C'est d'ailleurs là qu'ils se sont rencontrés. Et Florence, après Gênes et Milan, sera le déclencheur, cet instant T, où il prend conscience de l'inanité de sa vie et de sa volonté d'en découdre. Attiré par le récit d'un ouvrier qui leur sert pour un temps de chauffeur, il cherche à tout prix, sans vraiment savoir pourquoi, à atteindre Rocca, petite bourgade côtière. Puis, il s'agit d'y quitter Jacqueline, qu'il n'a jamais vraiment aimé. Et là, il plaque tout, décide de ne pas rentrer en France. Intrigué par cette riche américaine dont le yacht mouille au port de Rocca, il parvient à en faire la connaissance. Et il s'embarque avec elle.


C'est qu'Anna a aussi une histoire. Veuve d'un riche propriétaire, elle parcourt les mers, de ports en ports, à la recherche d'un marin qu'elle croit de Gibraltar, et dont elle tomba éperdument amoureuse. Il est l'archétype du mauvais garçon, l'auteur d'un méfait qui pourtant la fascine. Atterri sur le yacht quelques années auparavant par le biais du hasard, il le quitte quelques temps plus tard à Shanghai, à la faveur d'une partie de cartes. Par la suite, ce ne fut que brèves recontres, épisodiques, pour toujours se terminer par un départ. Départ qui entraîna cette inlassable quête que mène Anne, et à laquelle cet homme, celui du début, bient se joindre. Cette quête sans fin, à laquelle elle ne croît plus vraiment, mais dont elle semble cependant avoir un besoin viscéral.


Du français Anna en est tombée amoureuse, et il en va de même pour ce dernier. Bien que le marin de Gibraltar ne quitte que rarement leur esprit, comme si sa présence intangible avait quelque chose de structurant dans cette étrange relation. N'est ce là qu'un remplaçant, l'instrument d'une attente plus douce? Peut-être. Mais, au fil du temps, il devient autre chose. Progressivement, l'on sent qu'il prend lui aussi sa place, assez prédominante.


Marguerite Duras restitue tout cela avec la finesse qui lui était sienne, avec cette dextérité du français rarement égalée. La langue traduit à merveille tant cette atmosphère bonhomme qui plane sur le yacht que l'étrange pesanteur, assez habituelle chez l'auteur, qui semble imprégner les personnages. Et si le marin de Gibraltar n'est pas le roman que l'on aura préféré chez ce personnage inclassable de la littérature française, ce n'est vraiment là qu'une affaire de goût. Rien de plus.


Marguerite DURAS, Le marin de Gibraltar, Gallimard, coll. "Folio", 2006 (1ère éd. 1952), 429 pages, 7,40 €

18 novembre 2007

La possibilité d'une île

Deux ans après sa sortie médiatisée et un Goncourt manqué, une relecture de ce chef d’œuvre procure toujours autant de plaisir et force l’admiration devant la puissance évocatrice des mots violents et crus qui décrivent un monde vu comme hostile, situé à seulement quelques années de nous, dans un futur proche.
Daniel est un artiste à la notoriété grandissante qui vit de ses one man show, principalement, de ses apparitions télévisuelles, et de ses productions cinématographiques douteuses. Son humour grinçant est sa marque de fabrique; il rit de tout, et en particulier de ce qui pourrait choquer les esprits bien pensants dont il se moque: le conflit israélo-palestinien, les religions, les mœurs sociales... Il aime le sexe et l’argent, peut être l’un plus que l’autre, mais il sait que l’un conduit inexorablement à l’autre et que toute tentative de démonstration contraire serait pure hypocrisie. Il aimerait croire en l’Amour véritable, mais son manque de confiance envers la nature humaine qu’il dissocie à peine de celle de l’animal, le pousse à y renoncer, même si cette constatation lui est douloureuse. Malgré cela, il éprouvera des sentiments pour deux femmes qui n’auront en commun qu’une plastique de mannequin sur papier glacé: « Isabelle qui n’aimait pas suffisamment le sexe, et Esther - de vingt ans la cadette de Daniel - qui n’aimait pas suffisamment l’amour ».
Cette notion de sentiment sera incomprise de Daniel 24, puis de Daniel 25, respectivement 24ème et 25ème générations de clones issus du « géniteur » originel, évoluant environ deux millénaires après lui et qui se livrent à une analyse exégétique du « récit de vie » de Daniel 1, afin de saisir rétrospectivement ce qui animait leurs ancêtres.

Cette distanciation opérée au travers du prisme des Daniel 24/25 est l’occasion d’une critique virulente de notre propre société, de notre propre individualité et de la condition humaine toute entière! Partageant le pessimisme de Schopenhauer dont il est l’un des plus fervent admirateur, Houellebecq frappe fort en développant des thèmes déjà présents dans ses précédents romans: le sexe, les relations homme-femme, la connerie humaine (pléonasme!) sous toutes ses manifestations… Il n’est pas inquiet quant à l’avenir de la société et de l’Homme en général, puisque cela impliquerait qu’il y ait une alternative en sa faveur, or cette alternative n’existe pas. L’Homme est sur la voie de son déclin car il comporte en lui-même les germes de sa propre disparition. La notion d’individu est devenue prépondérante; l ‘ego a pris le dessus, au point qu‘on ne se reproduit plus de manière charnelle mais par clonage, ce qui ouvre les portes d’une certaine forme d’immortalité.
L’environnement dans lequel il évolue est dépeint comme féroce.
Les références aux thèses darwiniennes sont d’ailleurs nombreuses dans le récit de Daniel 25 qui décrit les « sauvages », sorte d’humains primitifs, comme des animaux qui éliminent les plus faibles d’entre eux si la nature ne s’en est pas encore chargée. Les individus âgés et fragiles sont écartés dans cet univers déstructuré proche de l’état de nature décrit par Hobbes.

Loin de la littérature « prozac » dont on pourrait trop facilement le rapprocher, « La possibilité d’une île » fascine par son hyper réalisme.
Vénéré ailleurs, sujet à polémique en France où l’on s’attache à fustiger la forme sans prêter attention au fond qui servirait pourtant de substrat à bien des réflexions, Houellebecq dérange et n’en finit pas de faire parler de lui, indirectement ou non dans la mesure où la question du clonage humain reste encore taboue, alors que la science progresse à grands pas (Un laboratoire américain a d’ailleurs « mis au monde » ces jours-ci le premier clone de primate, génétiquement proche de l’Homme…).

Notons que Houellebecq vient d’achever la réalisation de « La possibilité d’une île » pour le cinéma, dont on reparlera sûrement lors de sa sortie en 2008.

Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, 2005.

11 novembre 2007

Exposition : Steichen, une épopée photographique

S'il fallait un exemple de ce que la photographie peut revêtir en elle-même d'artistique, Steichen remplirait aisément ce rôle. Fort heureusement, aujourd'hui, il n'est plus besoin de se plier aux argumentaires d'hier et aux visions passéistes de l'expression artistique, et bien naturellement, la photographie s'est dotée de thuriféraires sourcilleux. Il n'empêche, l'exposition que consacre le Musée du Jeu de Paume au photographe d'origine luxembourgeoise rappelle, en quelques 400 photographies, au béotien, la force de cet art.

D'emblée, à peine les pieds mis dans l'enfilade de salles qui s'étalent sur deux étages et qui rendent hommage à ce fin stakhanoviste de la photographie, on est saisi par la délicatesse du cliché. Brumeux, doucement vaporeux, une quasi évanescence romantique. Voilà ce qui émane de l'art Steichen. De ce photographe décédé alors qu'il avait presque cent ans, de cet européen pendant les 18 premiers mois de sa vie, puis émigré dans le Wisconsin avec ses parents, pour y être naturalisé américain, c'est certainement ce qui revient à l'esprit.

Des clichés du Balzac de Rodin, exceptionnels par leur mystérieuse atmosphère embrumée, au sombre Flatiron Building, et en passant par le Brooklyn Bridge, objet lui même d'un célèbre argentique, l'art de Steichen s'épanouit au gré des photographies présentées au visiteur. Retouchés, transformés, travaillés comme par un orfèvre, le rendu de ces clichés est magique. A tel point que l'on aurait aimé pouvoir se livrer à une rapide comparaison avec l'original. Et certainement, l'exposition y aurait gagné en qualité à nous mettre plus au fait des techniques usitées. Quoi qu'il en soit, c'est sans doute d'ailleurs cette partie du parcours qui se révèle la plus instructive, tant elle étonne par son résultat.

Mais il nous est également rappelé que Steichen fut un solide portraitiste, traduisant avec une vibrante réalité la nature de ces sujets. Défilent ainsi Pierpont Morgan, Churchill ou encore Brancusi, l'un de ses amis.

Passionné d'horticulture, ce qui vaut d'ailleurs à l'exposition quelques clichés, Steichen fut également photographe de l'armée durant la première guerre mondiale. Mais il retourna rapidement à ses premiers émois et travailla pour de célèbres magazines à l'instar de Vogue et de Vanity Fair. Seront ainsi magnifiquement immortalisés nombre d'acteurs et de célébrités, tel Fred Astaire et Greta Garbo. Et bien sûr, comment, comment ne pas se souvenir de cette exceptionnelle série de clichés représentant Isadora Duncan sur les hauteur de l'Acropole?

C'est donc tout cela Steichen, cet inventaire à la Prévert qui, imparfaitement, rend compte de son oeuvre. Mais c'est aussi bien d'autres choses. Directeur de la photographie au MoMA de New York, organisateur de cette si célèbre exposition, "The family of Man". Et c'est aussi cela. Ces quelques lignes n'y suffisent donc pas. L'exposion du Jeu de Paume s'y attèle avec réussite, au terme d'un parcours particulièrement bien ficelé. Photographe d'un siècle, photographe du siècle, Steichen était un artiste. Une si belle rétrospective lui était due.

Exposition "Steichen, une épopée photographique"
Du 9 octobre au 30 décembre 2007
Musée du Jeu de Paume, 1 place de la Concorde, 75008 PARIS
Mardi 12 h - 21h ; Mercredi à Vendredi 12h - 19h ; Samedi et Dimanche 10h - 19h

5 novembre 2007

Le Guépard


C'est une bien belle traduction que nous a récemment livrée Jean Paul Manganaro. Celle d'un roman exceptionnel, lui-même magistralement immortalisé par Visconti, dans un film éponyme et digne vainqueur de la Palme d'or en 1963. A contempler aujourd'hui l'heureuse fortune de ce récit écrit par Giuseppe Tomasi di Lampedusa, c'est singulièrement amusés que l'on redécouvre que l'écrivain sicilien essuyait les refus récurrents des éditeurs italiens de l'époque, Mondadori en tête. L'affront est aujourd'hui réparé. Le Guépard fut publié en 1957, malheureusement à titre posthume. Consécration d'une oeuvre qui n'en méritait pas moins, c'est aujourd'hui l'un des titres majeurs de la littérature italienne de ce siècle. Un classique.

Sans doute parce qu'il en était lui même issu, Lampedusa retrace avec puissance, au fil des années 1860-1910, le destin d'une famille princière siciliene, les Salinà. Se regroupant autour de son chef, l'imposant, le léonin, le "guépardesque" Don Fabrizio, la famille contemple l'irrésistible processus d'unité italienne initiée en ces temps là par Mazzini et Garibaldi. C'est en effet précisément l'époque du débarquement des troubles garibaldiennes, du remplacement d'une monarchie par une autre, celle des Bourbons renversée par Victor Emmanuel, héraut de l'unité. Entre leur somptueux palais de Palerme et leur résidence labyrinthique de Donnafugata, les Salinà évoluent nonchalamment, au gré des évènements politiques majeurs. Au milieu de cette lente érosion qui les guette, et dont on sent que seule la présence de Don Fabrizio peine à contenir les fondements d'un édifice fragile, une passion naît. Celle de Tancredi, le neveu chéri, celui qui prit les armes pour la cause piémontaise, tranchant ainsi avec le tiède acquiescement du prince, pour la fille de l'opulent maire de Donnafugato. Une union qui semble sceller la compromission des Salinà. C'est que si Angelicà est d'une exceptionnelle beauté, elle n'en est pas moins issue d'un monde différent.

Tomasi di Lampedusa conte ici la lucide chronique d'une aristocratie sicilienne en déroute, d'une noblesse décadente. Décrépie comme les palais qu'elle habite. Aux termes d'une écriture riche et baroque, d'un style élégant, magnifiquement restitué par la toute récente traduction, c'est l'histoire d'une caste qui est relatée. Une caste au contact d'évènement qui vont en précipiter la chute, sous l'oeil froid du Prince et de son confesseur privé, le père Pironne. Et du lustre flamboyant des bals donnés et des convenances et bienséances de ce milieu, le Guépard en est le fidèle témoin. Au-delà, c'est une formidable analyse de la Sicile de cette époque, du comportement insulaire d'un peuple qui porte, aux dires de Salinà, depuis vingt siècles "le poids de magnifiques civilisations étrangères, toutes venues de l'extérieur, déjà complètes et perfectionnées", mais dont aucune n'a pu germer en eux. Plus qu'un roman brillant, miroir d'un passé suranné. Une vraie étude de moeurs.


Giuseppe TOMASI di LAMPEDUSA, Le Guépard, Seuil, coll. "Points", Rééd. 2007, 294 pages, 7,50 €.

2 novembre 2007

César Birotteau


C'est bien là le propre de Balzac. Son oeuvre si exceptionnelle semble inépuisable, et les titres défilent. Toujours, inévitablement, il est un roman que l'on oublie, que l'on découvre. Assurément, César Birotteau est de ceux-là. Et s'il ne bénéficie certainement pas de la notoriété aujourd'hui indiscutée des Père Goriot, Colonel Chabert et autre Peau de Chagrin, en dehors du cercle restreint des juristes, ravis de trouver en son sein d'amples développements littéraires à propos du système des faillites, sans doute ne faut-il pas y voir la marque d'une quelconque infériorité. Loin s'en faut. Et pour cause, César Birotteau compte parmi l'un des chefs d'oeuvres balzacien.

On se prend d'une certaine empathie pour César, ce commerçant si bonhomme de la rue Saint-Honoré. Parfumeur de son état, c'est à la Reine des roses qu'il officie. Sous l'oeil bienveillant de son épouse Constance et de sa fille Césarine, il élabore diverses essences aux noms évocateurs, cédant à l'orientalisme ambiant, à l'instar de cette Pâte des Sultanes qui contribua a asseoir son aisance financière. Mais l'heureux parfumeur vient de recevoir la légion d'honneur, certainement, se plaît il à répéter, en raison du fait qu'il siégeait au tribunal consulaire et combattait pour les Bourbons sur les marches de Saint Roch, au 13 vendémiaire, où il fut blessé par Napoléon. Grisé par cet honneur, auréolé du prestige qu'il retirait de sa récente nomination ès qualité d'adjoint au maire du IIe arrondissement de Paris, César en veut plus. Et c'est ainsi qu'il s'embourbe dans une sombre affaire de spéculation foncière afférente à des terrains sis aux alentours de la Madeleine. La difficulté provient du fait que le parfumeur, sûr de sa bonne fortune, y mit l'essentiel de ses économies, et qu'en coulisses, oeuvrait sournoisement Du Tillet, un ancien commis de Birotteau devenu banquier véreux. Et celui-ci voue une haine féroce à son patron de l'époque, concrétisant ainsi son ressentiment au travers d'une manipulation. C'est la chute du commerçant qu'il veut. Rien de moins. Et naturellement, dans ce piège infâme, César s'y jettera à bras ouverts. Aux heures de gloire suivent les temps de malheur, tragiquement couronnés par une faillite retentissante. Grandeur et décadence. Mais bien sûr, c'est sans compter la soif inébranlable d'honneur du parfumeur. Et son entourage, particulièrement aidant.

Classiquement modelé sur le moule balzacien, celui de l'étude quasi entomologique d'un microcosme déterminé, César Birotteau nous révèle avec brio le monde des commerçants parisiens de la Restauration. C'est là l'occasion d'un portrait acerbe de cette classe de la population, une immersion fort réaliste. Balzac est toujours riche d'enseignements et César Birotteau ne faillit pas à cette règle. Que dire de ce magistral exposé des dernières pages consacré à la législation française de l'époque sur les faillites? Que dire de ces éclairantes réflexions sur la justice consulaire, si ce n'est qu'elles sont d'une criante actualité? Et pourtant, au delà de ces aspects scientifiques, il s'agit bien d'un roman, un vrai, où les tribulations de l'infortuné parfumeur passionnent. Doté d'un optimisme remarquable, César Birotteau mérite certainement plus qu'une simple révérence juridique. A n'en pas douter, une oeuvre majeure du corpus balzacien.


Honoré de BALZAC, César Birotteau, Gallimard, coll. "Folio Classique", rééd. 2005, 401 pages, 6,60 €

31 octobre 2007

Exposition Courbet


Première rétrospective de l'oeuvre de Courbet depuis 1977, l'exposition proposée par la Réunion des musées nationaux (Rmn) et le Musée d'Orsay présente 120 peintures, une trentaine d'oeuvres graphiques et environ 60 photographies sur un parcours de 1500 m².

Le propos de cette exposition est de mettre en avant la modernité de Courbet, de l'élever au rang de maître aux côtés de Cézanne ou Manet.

Pour cela, les commissaires de l'exposition ont choisi de rythmer le parcours des visiteurs en huit temps, qui représentent autant de thématiques dans l'oeuvre de Courbet.

Révélé au Salon de 1844 par l'Autoportrait au chien noir, Courbet nous saisit surtout avec son Désespéré, toile de 1843-1845 dont il ne s'est jamais séparé. L'artiste, pourtant réputé pour sa jovialité, témoigne ici de son spleen, dans une représentation torturée, nouée. Le sujet semble à chaque instant vouloir jaillir de son cadre.
C'est assurément une des toiles les plus fortes de la rétrospective.

Le deuxième temps du parcours est centré sur la famille de Courbet, sur ses soeurs en particuliers, qui figurent dans de nombreux tableaux. Attachée à sa terre natale, Courbet gardera toujours en lui les paysages de son enfance, comme en témoigne les grottes de la Loue rassemblées plus loin.

Viennent les manifestes. Deux toiles majeures sont présentées ici: l'Enterrement à Ornans et l'Atelier du peintre. Ce sont les dimensions qui impressionnent au premier regard. Puis le sujet lui-même du tableau se met en place. Dans le premier cas, il s'agit de la béance creusée dans la terre, et dans le second, d'un peintre qui tourne le dos aux canons de son époque. Deux toiles qui ont été largement discutées, critiquées à leur époque et qui font l'objet des plus belles louanges aujourd'hui tant leur influence a été déterminante.

Après avoir cédé un temps aux exigences de ses contemporains (portraits de Proudhon, notamment), Courbet choisit de travailler sur le nu féminin. On pense alors immédiatement à l'Origine du Monde, autour de laquelle sont rassemblées les Baigneuses et la Femme au Perroquet, notamment.

Enfin, les scènes de chasse précèdent les dernières toiles de l'artiste. On se souvient de l'engagement de Courbet sous la Commune, de sa condamnation à réparer les frais de reconstruction de la Colonne Vendôme. Les natures mortes peintes pendant l'incarcération à Sainte-Pélagie témoignent de l'état d'esprit du peintre.


Au final, c'est un très beau moment qui est proposé. Un peintre que l'on redécouvre et que l'on a envie de mieux connaître.


Exposition Courbet, du 13 octobre au 28 janvier 2008. Tous les jours sauf les mardis
Galeries nationales du Grand Palais, 75008 Paris, entrée Clemenceau.
Tous les jours 10h-22h sauf le jeudi jusqu'à 20h.
Tarifs: 10€ / 8€
Pour plus de renseignements : http://www.rmn.fr/gustavecourbet/index.html

28 octobre 2007

Triangle

Octobre 2007. L'actualité internationale est marquée par le nucléaire iranien. C'est le moment qu'involontairement je choisis pour lire Triangle de Ken Follett.

1968. Un espion du Mossad, Nathaniel Dickstein, est chargé de pourvoir Israël de la bombe nucléaire. En effet, les services secrets israéliens viennent de découvrir que l'Egypte est sur le point de posséder la bombe atomique, et il semble que la sécurité de l'Etat d'Israël ne pourra pas être assurée sans la possession de la bombe.

Mais ce sont des événements bien antérieurs qui vont conditionner l'exécution de ce plan. Des événements que le prologue situe pendant la Seconde Guerre mondiale et en 1947. C'est l'époque des grands idéalismes. Celle où un monde nouveau est à construire ; et à se partager.


Le reste, c'est un roman d'espionnage, une "aventure tout à fait digne de James Bond", nous dit Ken Follett en post-scriptum. Un Ken Follet pas mauvais, bien documenté. Mais pas forcément très rythmé. On avance, on veut connaître la fin, mais on se dit aussi que la fin, on la connaît. Bien sûr que le plan de Dickstein va aboutir. Bien sûr que la fille est fiable. Bien sûr que les méchants vont perdre (la partie, et la vie).
Quelques facilités aussi. On ne peut s'empêcher de sourire en entendant Al Cortone, un ancien ami que Dickstein sollicite, le "don", raconter sa vie. Au loin, la douce mélodie du Parrain de Coppola déroule ses violons ...
Triangle, c'est l'Occident qui décrit le système communiste, c'est le récit des fedayin qui justifient leur lutte, et c'est Israël qui veut assurer sa position dans une région en proie aux luttes d'influence de la Guerre Froide.

Retour en 2007. Les arguments avancés par le chef des renseignements israéliens sonnent comme un écho à ce que l'on entend en ce moment. Ou plutôt comme un "contre-écho"...

Ça se lit. Mais pas urgemment.


Ken Follett, Triangle, Livre de Poche, 1991, 475 pages, 6 €

21 octobre 2007

Un roi sans lendemain


De Louis XVII, on reconnaîtra bien volontiers que tout semble avoir été dit. Sur ce dauphin au destin tragique, c'est effectivement plus de cent cinquante livres, avec plus ou moins de bonheur selon les livraisons, qui lui ont été consacrés. Et, naturellement, compte tenu du caractère épique de la situation, de nombreuses hypothèses, certaines des plus farfelues, ont été échafaudées au cours de l'histoire. Depuis deux siècles, bientôt trois, inlassablement, le sort de celui qui fut enfermé, avec sa famille dans la sordide prison du Temple, puis ensuite confié aux mains du cordonnier Simon, a été source de moults élucubrations. Assassiné, enlevé, réapparu; on a tout dit, tout soutenu.

L'excellent ouvrage de Christophe Donner, loin de s'ajouter inutilement à cette pile de contributions, y apporte une surcroît indéniable de qualité. L'histoire de ce "roi sans lendemain" y est narrée par le menu, avec brio, sans jamais que l'attention du lecteur ne puisse défaillir. Livre d'histoire tout en étant le livre d'une histoire, celle d'un enfant victime des transformations de son époque, l'écrivain apporte un regard neuf et bienvenu sur ce pan si particulier de notre passé.

La trame narrative qui sous-tend l'ensemble du roman est assez simple et n'est, après tout, qu'un prétexte. Henri Norden, écrivain de renom, se voit confier la rédaction du scénario d'un film qu'une productrice entend consacrer à la vie du jeune fils de Louis XVI. Norden lit, recherche, écrit, et progressivement s'imprègne du personnage. Et parallèlement, l'écrivain tombe amoureux d'une séduisante animatrice d'émissions littéraires. Mais l'histoire d'Henri Norden s'efface bien vite au profit de celle du jeune Bourbon. A telle enseigne d'ailleurs que les brèves incursions qui s'étiolent au fil des pages nous rappellent tout de même les raisons qui nous ont menées là. Elle s'efface bien vite, certes, mais il faut s'en féliciter.

Avec frénésie, on découvre donc la courte vie de Louis XVII. Mais c'est sous un angle nouveau, une perspective jusque lors peu travaillée qu'elle se déroule. Norden s'entiche d'Hébert, qu'il tient pour principal responsable de la mort du royal prisonnier. Hébert le virulent, le sanguinaire, le radical, le chef de fil des sans-culottes, l'un des principaux responsables des massacres de septembre 1792. Hébert le journaliste, l'animateur du Père Duchesne, ce journal quasi satirique dont les articles assassins émaillaient la vie politique révolutionnaire. Tout jeune, il fut chassé d'Alençon. C'est à Paris qu'il prit sa revanche, développant une haine obsessionnelle à l'encontre de la famille royale. Et Donner/Norden de nous faire découvrir là un personnage essentiel à son destin, et plus généralement à la compréhension de la tourmente de l'époque. Un personnage qui participa grandement au sort du dauphin.

C'est ainsi que progressivement un roi sans lendemain se mue en une délicate biographie croisée d'Hébert et de Louis XVII, dont le courage du dernier semble avoir forcé l'admiration de l'auteur. Et toujours, sous cet alibi du roman qui en atténue les éventuels travers encyclopédiques. On est donc fort loin de ces pâles romans historiques qui fleurissent actuellement. Un roi sans lendemain est autre chose. Bien meilleur. Et c'est tant mieux.

Christophe DONNER, Un roi sans lendemain, Grasset, 2007, 378 pages, 20,90 €

16 octobre 2007

On ne badine pas avec l'amour

Pièce en trois actes écrite en 1834 et jouée pour la première fois en 1861 à la Comédie Française, « On ne badine pas avec l’amour » est un texte d’une beauté et d’une finesse remarquable, dans lequel de Musset déploie les grands thèmes de sa poésie lyrique: l’amour, la souffrance, la mort, le tout servi par d’excellents comédiens dans une mise en scène efficace et moderne, à travers un décor dépouillé.

Perdican, de retour chez lui après plusieurs années d’absence au cours desquelles il a mené de brillantes études, retrouve Camille, sa cousine, mais aussi sa promise; celle-ci le rejette par crainte d’aimer, par crainte de souffrir. Ses années passées au couvent ont profondément modifié sa vision de l’Amour et des hommes, perçus comme un danger auquel elle refuse de s’exposer. Perdican, passionnément épris de Camille, se livrera à des machinations destinées à faire naître l’envie, la jalousie, en « jouant » les séducteurs auprès de sa sœur de lait, Rosette, qui symbolise l’être pur et naïf et qui ne pourra survivre à l’écroulement des illusions dont elle s’était bercées.

On pourrait croire que l’auteur de Lorenzaccio condamne pareilles machinations, qu’il met en garde ceux qui considèrent les sentiments amoureux avec légèreté, mais en réalité il n’en a cure; bien au contraire, l’Amour est souvent à ce prix, l’Amour est souvent indissociable de la notion de souffrance, et c’est peut être même à cela qu’on reconnaît qu‘il a été. De Musset l’exprime à travers Perdican: « J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelque fois; mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice crée par mon orgueil et mon ennui ».

La légèreté n’est cependant pas absente de cet ensemble Shakespearien. Des personnages burlesques incarnés par les prêtres, les paysans, ou Mme Pluche, la gouvernante de Camille, sont mis en scène avec beaucoup de dérision. C’est d’ailleurs un homme, le très convaincant Olivier Hémon, qui prête sur scène ses traits au personnage de Mme Pluche, choix audacieux du metteur en scène Philippe Faure, qui a pris le risque de s’exposer aux foudres des partisans du théâtralement correct criant à la mutilation de l’œuvre. La surprise vient aussi d’un décor des plus sommaire, se réduisant à une simple parcelle de prairie, dépourvue de fontaine que l’on serait en droit d’attendre si l’on s’en réfère au texte, de portes qui claquent, d‘éléments distinctifs de la bourgeoisie de l‘époque,… rien de tout cela n’est représenté sur scène, et qu’importe! On n’en est que plus absorbé par le jeu des comédiens, habités par leur personnage, et réussissant le tour de force de faire vivre cette scène vide en costumes sombres, tantôt kitch, tantôt contemporains.

On ne badine pas avec l’amour, mise en scène de Philippe Faure, au TAPS Scala à Strasbourg du 11 au 14 octobre 2007; du 13 au 22 novembre 2007 au Théâtre de la Croix-Rousse de Lyon.

15 octobre 2007

Cendrillon


De la lecture du dernier livre d'Eric Reinhardt, ce qui est certain, c'est que l'on en ressort pas indifférent. Tour à tour détestable, brillant, ennuyeux, haletant. S'agissant de cet épais roman, la palette des impressions semble y passer. Et si c'est de certitudes dont il est question, il en est au moins une, c'est que Cendrillon est un livre déroutant. D'ailleurs, sa structure suffit à s'en convaincre.

Dans ce roman, alternent diverses histoires. Trois, précisément. Celles de trois personnages liés par un passé commun. Ou plutôt, pour être plus exact, devrait-on raisonner en sens inverse. C'est plutôt d'une histoire initiale commune qu'il s'agit, elle-même se distinguant en trois suites distinctes. Et le tronc commun est une famille assez paisible, semblable à de nombreuses autres, provinciale, puis banlieusarde. Il reste que la figure centrale est celle du père, un père qu'on ne peut s'empêcher de trouver pathétique, tant il lui est difficile, au gré des emplois qu'il occupe, de s'affirmer. Impossible modèle pour le fils, qui prendra , suivant les évènements, un tour différent. Au premier, Thierry Trockel, échouera cette vie banale, tout juste troublée par une vie sexuelle pour le moins particulière, et à laquelle Internet semble prendre une part importante. Du deuxième, les circonstances de la vie en feront un pervers psychopathe, développant une animosité hystérique à l'endroit du monde extérieur, et véritable bourreau de son entourage. Quant au troisième, Laurent Dahl, il semblait voué à l'existence tranquille d'un petit financier de bureau. Bien au contraire, il suivra le chemin d'un de ces traders mégalomanes et hallucinés, et devint rapidement l'une des stars de la finance internationale. Grandeur et décadence d'un spéculateur, le schéma est bien connu.

Le roman ne s'arrête pas là. De la terrasse du Nemours, ce café de la place Colette, viennent s'y superposer les pensées et autres émois du narrateur, au cours desquels il se laisse aller à de trop longues digressions quant à l'automne, à l'esplanade du Palais-Royal. Et en filigrane, toujours, une histoire au centre de laquelle évolue sa voisine du quatrième, une histoire de conférence à Gênes, un peu mystérieuse.

Au-delà de cet imbroglio de récits, dont on passe, sans cesse, de l'un à l'autre, au risque d'ailleurs de s'y perdre, que dire de l'ouvrage d'Eric Reinhardt? Qu'il fourmille de clichés, d'images d'Epinal parfois trop convenues? Assurément. Mais qu'Eric Reinhardt est un écrivain, un vrai, et que Cendrillon est un bon roman? Là encore, c'est certain. A le lire, la prose est riche et nourrie, il est réellement porteur d'un style, de choix clairement assumés. C'est d'ailleurs un parfait héraut de cette littérature française contemporaine. C'est peut-être pour cette raison que, malgré tout cela, l'on ressort tout de même peu convaincu. Peut être parce qu'après tout, tout le monde ne peut s'éprendre de ce courant littéraire aujourd'hui répandu, riche de propos d'une acerbe crudité, et dont on a du mal à en définir les traits. Pourtant, il existe. Et ne plaît pas toujours.

Alors, objectivement, Cendrillon est un bon roman. Il faut bien le constater. Mais de ceux dont nécessairement, la réception sera ambivalente et partagée. Ici, il n'a pas pris. Il aurait pu en être autrement. Quoique.


Eric Reinhardt, Cendrillon, Stock, 2007, 577 pages, 24 €

10 octobre 2007

L'Eden Cinéma


L'Eden Cinéma, c'est une petite pièce, écrite par Maguerite Duras, et montée pour la première fois en 1977, par la Compagnie Renaud-Barrault, sur une mise en scène de Claude Régy. C'était dans l'ancien théâtre d'Orsay, logé dans ce qui est actuellement le célèbre musée éponyme, et dont l'antique structure en bois a été réinstallée à l'identique au théâtre du Rond-Point. C'est une petite pièce, donc. Une petite pièce, dont il faudra se contenter du texte, car force est de constater qu'aujourd'hui, elle n'est guère à l'affiche. Pourtant, comme d'ailleurs il en va de tout ce qu'a pu écrire Marguerite Duras, elle est un petit bijou, un de ces diamants, précisément, de Monsieur Jo.

Parce que l'Eden Cinéma, c'est en réalité l'histoire d'un barrage contre le Pacifique, oeuvre phare de l'écrivain d'origine indochinoise, et précédemment objet d'un billet publié sur ce même blog il y a encore peu. Toujours la plaine de Kam, dans le haut-Cambodge, toujours le bungalow colonial, péniblement construit sur cette concession sans valeur, payée pourtant rubis sur l'ongle par le labeur insensé de la mère, alors qu'elle était pianiste, pour quarante piastres par soir, justement à l'Eden Cinéma. Toujours Suzanne et Joseph, attendant de fuir. Toujours Monsieur Jo, éperdument amoureux, et le Caporal, éperdument sourd. Et toujours elle, la mère. D'ailleurs, "Elle était dure, la mère. Terrible. Invivable. Pleine d'amour. Mère de tous. Mère de tout. Criante. Hurlante. Dure. Terrible. Invivable", nous dit Suzanne. La mère est au centre, l'observatrice de cette pièce qui se déroule sous ses yeux, et à laquelle elle prend épisodiquement part. Encore, elle attend le départ de ses enfants, qu'il n'y ait plus rien à vendre, pas même ce gros diamant, celui que Monsieur Jo avait donné à Suzanne. Encore, la question de ses barrages, destinés à contenir les inexorables marées du Pacifique, l'obsède. Une différence, toutefois? Ici, la mère devient le personnage central. Elle focalise l'attention. Ainsi est rendu à cette dernière l'hommage qu'elle semblait mériter de par son omniprésence.

Donner une forme théâtrale à ce roman magistral n'a rien altéré de sa puissance. Au contraire, la mise en scène qu'on devine, à travers les délicates didascalies qui égrènent le texte, épurée, accentue ce désoeuvrement qui sous tend l'ensemble de l'histoire. Ici encore, on est pris à la gorge. Ici encore, à lire l'histoire de ce trio tourmenté, on sent cette pointe indicible, mais pourtant bien tenace, de mélancolie. Un texte d'exception, à n'en pas douter, qui contribue à ancrer de manière irrémédiable les personnages de Joseph, Suzanne et de la mère, dans le patrimoine littéraire français.
Marguerite Duras n'est certainement pas assez jouée sur nos planches. Compte tenu de l'exceptionnel qualité de son oeuvre, et dont l'Eden Cinéma se fait le fidèle témoin, on aurait tort de s'en priver.


Marguerite DURAS, L'Eden Cinéma, éd. Mercure de France, coll. "Folio", 1977 (réed. 2007), 154 pages,

Retours à Trieste


Retours à Trieste, de Silvia Bonucci, est une surprise. Il faut dire que l'attention ne se porte pas naturellement sur cet ouvrage, bien qu'il émane d'un de ceux dont on dira certainement qu'il constituera l'un des dignes représentants de la littérature italienne contemporaine. Et pourtant, une fois en main, une fois cette attention, peut-être un peu longue à venir, fixée sur l'objet, de la surprise, on évolue vers le contentement. Celui d'avoir trouvé un livre plaisant, tout simplement.

L'histoire d'une famille juive de Trieste, au début du XXe siècle, est déroulée, au fil des pages. Cette famille juive n'a rien de normal. Le père, Sandro, est le dernier d'une lignée de banquiers. La mère, Gemma, est un être hors normes. Essentielle, volubile, mondaine, d'une beauté assurément renversante, elle a tout d'une femme. Peut-être un peu moins d'une mère. Atrocement égoïste, mais pourtant non dénuée de sentiments, elle écume les salons de l'époque, virevolte de spectacles en dîners, délaissant ses chers enfants aux bons soins des innombrables gouvernantes et autres percepteurs. Si Dolly, la deuxième, ne semble faire de réelles difficultés, il en va différemment de Marcello, douloureusement tourmenté. Marcello, c'est l'enfant terrible; il devient celui dont on ne sait que faire, celui que l'on amène à ce spécialiste viennois qu'est le docteur Freud, d'une spécialité, à vrai dire, encore naissante. Rien n'y fait, maison de repos et toxicomanie deviennent son quotidien. Quant au dernier, Titi, il est cette bouffée d'air frais, à en devenir le fondement délicat d'un édifice sur le point de s'affaisser.

Et si la famille Levi souhaitait trouver une certaine stabilité, ce n'est certainement pas dans le contexte qui l'entoure qu'elle y réussira. C'est qu'ils sont continuellement en déplacement, de Trieste à Paris, en passant par Le Caire et Milan. Les évènements politiques ne sont pas plus propices à l'établissement d'une certaine harmonie. La guerre monte, contribuant à perpétrer, au gré de confiscations infondées, la déroute financière de la dynastie. Le facisme, terrible, pointe. Et pourtant, toujours, Trieste, apparaît, dans son authenticité, dans toute sa vérité, un peu à la manière d'un eldorado, d'une de ces chimères dont on sait bien qu'elles n'existeront plus.

Retours à Trieste a donc tout d'une fresque. Pour autant, il n'en est rien. C'est autre chose, tout aussi bien. En réalité, l'histoire n'est pas linéaire. Trois personnages, centraux, sont racontés par trois narrateurs, eux-mêmes centraux. Les pensées s'entrecroisent, les récits se confrontent, sans pour autant glisser dans le travers d'une fastidieuse répétition. Et c'est au terme de ces petites histoires, que la grande histoire se construit. Quant au style, s'il n'a rien de flamboyant, il reste agréable, sans excès, et l'exercice amusant. Un regret, toutefois. Trieste. On la perçoit derrière, parfois au travers de descriptions plus précises, on l'imagine. Mais c'est insuffisant. le récit y aurait sans doute gagné à se pénétrer plus profondément de cette atmosphère urbaine si particulière.

Il reste qu'au-delà, voilà un bon roman. Un roman qui suffit à se convaincre de la vigueur des lettres italiennes actuelles. Un roman dont on attend que son auteur livre le prochain.


Silvia BONUCCI, Retours à Trieste, Seuil, 2007, 265 pages, 21 €

4 octobre 2007

Meilleurs souvenirs de Grado

Meilleurs souvenirs de Grado, pièce écrite en 1976 par Franz Xaver Krœtz et mise en scène par Benoît Lambert, est le récit d’un couple d’allemands, Karl et Anna, proches de la cinquantaine, qui se rendent en Italie pour séjourner durant deux semaines dans un hôtel minable en pension complète. Au programme, découverte de la plage, située à dix minutes de l’hôtel - contrairement à ce que prévoyait la brochure qui promettait une vue sur la mer -, visite de la basilique Saint-Pierre, pont des Soupirs, promenade en bateau, concert de musique classique, et autres activités « clichés » qu’il faut avoir faites lorsqu’on est à tel endroit.

On sourit souvent, on rit même parfois, mais malgré l’humour grinçant distillé tout au long de la pièce, on peine à se moquer de ces personnages attachants, qui ne connaissent que la notion de labeur, et pour qui la valeur travail est prédominante, parce qu’il n’ont jamais rien connu d’autre, de par le milieu modeste dont on les imagine issus.

Anna et Karl forment un couple traditionnel, solide et uni.
Elle est tantôt anxieuse, tantôt hystérique ou enthousiaste, voire les trois à la fois! Arrivée à Grado, passées les premières heures de repos suivant un trajet pénible en voiture sur des routes nationales à moindre frais, elle est comme une enfant qui veut tout découvrir. Elle ne travaille pas, n’a pas de réelle vie sociale et ne vit qu’à travers celle de son mari. Conformément aux valeurs traditionnelles de l’époque, et bien qu’ils ne fassent pas partie de la catégorie la plus favorisée, elle s’occupe de leur enfant et c‘est cela sa seule activité. Il lui fera d’ailleurs remarquer que c’est lui qui « ramène l’argent à la maison » , en bon père de famille qui a sacrifié sa vie au profit de ceux qu’il aime.
Karl est d’ailleurs fatigué, usé par son travail à l‘usine. Il en est devenu très terre à terre, comptant le moindre pfennig qui sort de sa poche -chaque activité proposée par Anna est automatiquement traduite dans l’esprit de son mari en autant d’argent qu’il va falloir débourser-. Il semble avoir accepté de partir en vacances parce qu’il est de bon ton de pouvoir dire qu’on y a été, pour pouvoir s‘en enorgueillir auprès du peu d‘amis qu‘ils ont.
Pourtant, ces vacances ont quelque chose de salvateur pour ce couple qui a laissé s’installer la routine, et dont la libido s’est perdue en route.

Sur une scène reproduisant en arrière-plan une photographie grandeur nature de vacanciers sur une plage, réchauffée par une lumière intense, qui devient aussitôt veloutée une fois replongé dans l’intimité du couple, le tout ponctué de standards italiens mielleux, les deux comédiens, dans une mise en scène convenue, parfois inventive, sont bluffants de sincérité et de vérité. Ils prennent plaisir à jouer ensemble, et on en prend à les regarder, même si l’on ne parvient pas totalement à aimer cet ensemble empreint de tristesse et de mélancolie.
Les comédiens jouent juste et réussissent à communiquer, leur quotidien, la misère des personnages qu’ils incarnent, mais le texte lui-même est peut être le défaut majeur d’une pièce qui du coup perd de sa force, de sa puissance dénonciatrice: que cherche d‘ailleurs à dénoncer l’auteur? Que la « classe » ouvrière peine à s’offrir des vacances décentes? Que l’on est entré dans l’ère ultra consumériste et qu’il est répréhensible d’entretenir l’illusion que l’on appartient à une catégorie sociale se distinguant par des habitudes de consommation? Que les couches les plus populaires sont condamnées à devoir rêver de ce qu’ils n’auront jamais ou de ce qu’ils ne comprendront peut-être jamais car le concret les domine et l‘abstraction leur est inaccessible? On pourrait croire que Kroetz méprise ses personnages, qu’il voit anesthésiés par le désir d’obtenir, d’acquérir toujours plus de biens matériels futiles, attirés par toujours plus de nouveautés, et passant en fin de compte à coté de l’essentiel, dont-ils n’ont finalement pas idée! Mais il n’en est rien. L’auteur aux convictions communistes affirmées décrit des personnages qu’il aime et qui le touchent mais il ne le montre pas assez car le texte ne frappe pas assez fort; il se borne à constater, à décrire la misère d’une catégorie sociale, sans jamais prendre position. Oui, il peut paraître cruel, comme le relève, amer, Karl, de savoir qu’il ne travaille pas moins que ceux qui gagnent quatre fois plus. S’il y avait une proportionnalité parfaite dans l’équation réunissant quantité de travail et quantité d’argent, ça se saurait!…

Meilleurs souvenirs de Grado de Franz Xaver Krœtz, mise en scène de Benoît Lambert
Au TNS depuis le 27 septembre jusqu’au 20 octobre 2007, du 11 au 21 décembre
Au Granit-scène nationale de Belfort, et à Paris, du 17 janvier au 2 février 2008 au Théâtre 71- scène nationale de Malakoff

Semper Augustus


C'est bien d'une affaire de tulipes dont il est question dans ce dernier roman d'Olivier Bleys, Semper Augustus. D'ailleurs, voilà là le nom d'une tulipe, plus exactement celui d'un bulbe de tulipe. Et pas n'importe laquelle, la plus rare. Et de toutes les contrées qui se prêteraient le mieux à une histoire de la sorte, la Hollande, ou plutôt à l'époque, les Provinces-Unies, figure en bonne place. Le décor est donc planté, Haarlem, les années 1630.

L'épisode historique qui sert de trame au roman est intéressant. La famille van Deruick, spécialisée dans le négoce d'étoffes, s'apprête à voir son chef de famille quitter la maison, pour des rivages aux cieux sans doute plus cléments, ceux du Brésil. La vie étant particulièrement dure à Haarlem, le père cherche à glaner fortune de l'autre côté de l'Atlantique. Aussitôt Wilhem, l'aîné prend en charge les trois autres enfants. Rapidement, il prend contact avec le richissime recteur Paulus van Bereysten, auprès duquel le père l'avait benoîtement recommandé.

La rencontre produit immédiatement ses effets. C'est que Paulus, entre autres activités, est négociant de tulipes. Et l'époque est particulièrement féconde à propos de cette espèce bien particulière de commerce, dans la mesure où une sérieuse fièvre spéculative s'est emparée de la sage Hollande. Les tulipes s'arrachent, au gré de folles ventes aux enchères. Le riche recteur initie patiemment l'aîné des Deruick aux arcanes de ce monde étrange et lui assure une position enviable. Deruick réussit, tout semble prospérer pour le mieux. La famille s'enrichit, au prix, toutefois, de dissensions criantes. Mais jusqu'à ce que les circonstances évoluent. C'est qu'en effet tout cela ne durera guère, les Deruick se frottant aux roides calculs du recteur. Et la chute, naturellement, sera rude.

Le mérite d'Olivier Bleys est grand. C'est celui de tirer une histoire honnête, rondement menée, d'un évènement historique assez méconnu, il faut bien en convenir. Et pourtant cette fièvre spéculative, cet engouement irrationnel pour le marché de la tulipe, tout cela n'est autre que l'Histoire. Ainsi, l'auteur, au terme d'une belle écriture, nous plonge avec aisance, dans ce monde aux allures quelque peu ésotériques. Le livre est bien documenté, rien ne semble approximatif. Assurément, c'est un livre d'enseignement, sans pour autant verser dans une érudition susceptible de desservir le propos.

Il reste que, bien sûr, le roman ne résiste pas à quelques lieux communs éculés, qu'on aurait peut-être aimé pouvoir éviter. Une belle leçon de morale s'en dégage. Peut être trop belle. Mais allons, tout est affaire de goût dira-t-on, et rien de bien grave toutefois. L'impression finale reste bien celle d'un ouvrage agréable et solide. A peine le livre refermé, on se prend d'une subite envie de fureter plus avant dans les méandres de cet épisode de l'histoire des Pays Bas. A cet égard, la pari est réussi.


Olivier BLEYS, Semper Augustus, Gallimard, 2007, 335 pages, 19,50 €

3 octobre 2007

Kafka sur le rivage




Au début, on se dit que les premières lignes qui se déploient sous nos yeux ne sont que le reflet des divagations improbables d’un cerveau malade.
On cherche en vain une cohérence, une structure qui nous permettent de comprendre où est-ce que l’auteur veut nous emmener. Un adolescent mal dans sa peau qui converse avec un garçon nommé Corbeau, un vieillard simple d’esprit qui discute avec ses amis les chats... La perplexité le dispute à l’ennui.
Murakami saute du coq à l’âne sans crier gare et on pense qu’on ne va certainement pas tarder à laisser gentiment ce livre retourner dans les tréfonds de l’oubli, parce que, franchement, on n’a pas que ça à faire.
Mais petit à petit, sans véritablement le vouloir et même à son corps défendant, on se laisse happer par l’histoire. Dans ce monde qui est le nôtre, on découvre les contrées obscures de l’inconscient qui sommeille en chacun de nous.
L’écriture est dépouillée, naïve, mais elle reste pourtant d’une efficacité redoutable. Elle est l’instrument du récit, le mettant magnifiquement en relief et lui permettant ainsi de déployer toute sa puissance.
« Kafka sur le rivage » est un diamant brut, un conte initiatique qui nous est raconté avec un onirisme aussi déroutant que délicieux et une poésie qui se retrouve à chaque page. Une fois que Murakami nous tient solidement prisonniers entre ses griffes, on ne perd plus le fil, on est entraîné avec fracas dans un univers parallèle où l’impossible n’existe pas.
C’est ici que réside la grande force de ce livre, dans la capacité de l’auteur à faire de l’extraordinaire un événement banal en nous plongeant dans la tête de ses deux héros.
Grâce à Kafka et Nakata, dont les aventures sont pourtant a priori un non-sens complet, on comprend qu’aucun acte, absolument aucun, n’est absurde à partir du moment où il correspond à une quête. Chacun poursuit un but à sa manière et sa poursuite peut parfois être le but lui-même.
A la fin, une fois que le dos du livre se referme définitivement sur les dernières lignes, on se dit qu’à bien y réfléchir, le cerveau malade n’est pas toujours celui que l’on croit...

Haruki MURAKAMI, Kafka sur le rivage, éditions Belfond, 2005, 618 pages, 21,85 €

1 octobre 2007

La nuit fantastique




Chacun a, un jour, croisé Stefan ZWEIG sur sa route. Par accident ou par chance. « Le joueur d’échec », « Lettre d’une inconnue », « Vingt-quatre heures de la vie d’une femme » sont quelques unes des œuvres inoubliables du célèbre auteur autrichien.
« La nuit fantastique » n’est certainement pas la plus connue de ses nouvelles et pourtant, elle mériterait d’occuper une place de choix dans toute bibliothèque digne de ce nom.

Tout commence aux courses, lors d’un de ces événements insipides les plus courus par la bonne société viennoise. Le baron von R... est là, au milieu d’une foule qui l’indiffère. Concours de circonstance, heureux ou malheureux, il se retrouve avec un ticket de pari entre les mains. Il gagne et bascule. Irrémédiablement.
Le sang coule à nouveau dans ses veines, son cœur qu’il croyait mort se remet à battre furieusement. Il vit. Il naît. Il se révèle à lui-même, sous nos yeux avides. Il découvre l’adrénaline qui le fouette et aiguise chacun de ses sens.
Mais ce n’est qu’un début. Notre héros ne peut plus se contenter de cette timide mise en appétit maintenant qu’il a goûté aux frissons de la peur, à l’excitation de l’attente. Alors il déambule, il cherche. Et il va trouver.

Il va connaître le bonheur des bas-fonds, la sensation voluptueuse de la fange qui l’engloutit. Il va aller de plus en plus loin, aux frontières du malsain et nous allons être entraîné avec lui dans cette nuit fantastique.
Zweig veut sûrement nous dire que la vie ne vaut finalement la peine d’être vécue qu’à la condition de laisser la part belle au hasard et à l’inattendu. Point de quotidien réglé au millimètre, point de divertissements ennuyeux et répétitifs. Nous sommes les enfants du destin et il est vain de vouloir le dompter.

« La nuit fantastique » est un récit désuet et terriblement moderne. C’est d’ailleurs ce qui caractérise l’ensemble de la prose de Zweig. Ses histoires ne seront jamais passées de mode, parce que son sujet de prédilection restera toujours actuel : la foutue nature humaine.

30 septembre 2007

Une vieille maîtresse



Au panthéon des grands écrivains français, Barbey d'Aurevilly devrait y figurer en meilleure place. De lui, le grand public ne connaît guère ses ouvrages, et pourtant, Une vieille maîtresse, publié pour la première fois en 1851, rappelle que c'est certainement avec empressement qu'il faut découvrir ce grand maître de la littérature du XIXe siècle.

De nouveau, un triangle amoureux. Ryno de Marigny s'est épris, lors de ses jeunes années d'homme du monde, d'une étrange créature, la señora Vellini. C'est au cours d'un dîner chez l'un de ses amis que l'aristocrate parisien s'en entiche. Malagaise, fille naturelle d'un toréador et d'une duchesse espagnole, elle n'est pas belle. Loin s'en faut. Pourtant, elle attire et passionne. Elle envoûte Marigny. Début difficile, d'ailleurs. Le pauvre endurera un duel où il risque bien d'y perdre la vie. Puis, il l'arrache à son baronnet anglais de mari. Et une passion de dix années, à travers l'Europe, s'ensuivit, une passion effrénée, irraisonnée.

Mais aussi vite qu'elle s'est embrasée, elle se consumera. Les amants se détacheront et Marigny, après quelques aventures non sans dommages, fera la connaissance de cette si parfaite Hermangarde, digne représentante d'une noble famille. Il se détache ainsi de l'ensorcelante espagnole et épouse la jeune file, sous l'oeil bienveillant de sa grand-mère, la marquise de Flers, à laquelle il contera, dans veillée extraordinaire, cette longue passion qui le lia naguère. Mais de celle-ci, il est délicat de s'en défaire. Et jusqu'en Normandie, là où les deux époux s'installèrent, la señora Vellini, suivra son ancien amant, remémorant à son souvenir la brûlante liaison qui les unissait. La tendre naïveté d'Hermangarde sera rapidement mise à rude épreuve, et le bonheur que semblait connaître Marigny se délitera doucement, les doutes l'assaillant.

C'est assurément là du romantisme, dans la plus pure veine de cette seconde moitié du XIXe siècle. Un romantisme mâtiné d'une fougue formidable, exceptionnellement restituée par Barbey d'Aurevilly. La passion de l'amant et de sa vieille maîtresse est palpable, et la tristesse de la jeune épouse, si perceptible. Le cadre, cette Normandie rugueuse et de caractère, jouit d'admirables descriptions toutes balzaciennes. Au-delà, l'histoire est servie par une langue d'une délicatesse rarement égalée, où le dictionnaire est, à n'en pas douter, l'indispensable compagnon d'une telle lecture. Une vieille maîtresse est sans nul doute un grand moment de littérature, un de ces classiques un peu oubliés, mais qu'il faut pourtant revisiter. Mais, plus encore, c'est un véritable cours de littérature, à mettre entre toutes les mains, tant la qualité du français est remarquable.

A cette époque où tant de talents ont éclos, Barbey d'Aurevilly était assurément un écrivain de génie. Sa notoriété n'est pas à la hauteur de son talent. Pour cette raison, et tant d'autres, il faut le dire.


Jules BARBEY d'AUREVILLY, Une vieille maîtresse, Gallimard, coll. "Folio Classique", réed. 2007, 493 pages, 7,32 €

Les Belles Endormies


Yasunari Kawabata est très peu connu en France. Et pourtant, l’œuvre de cet auteur, premier japonais à être récompensé du prix Nobel en 1968, cache de vrais petits bijoux. Les Belles Endormies en est un. Un livre presque secret, qu’on déguste avec le plaisir d’un explorateur qui découvre une terre inconnue. On ne le connaît pas, on n’attend rien – et on est agréablement surpris.

Eguchi est un homme de 65 ans. Un vieil homme ? Il sait qu’il s’approche dangereusement d’un âge où les passions s’émoussent, mais il n’ose pas se l’avouer. Quand il entend parler de la mystérieuse maison des Belles Endormies, sa curiosité le pousse à la visiter malgré son aversion pour les vieillards impotents qui composent d’ordinaire sa clientèle. Cette auberge, perdue dans la campagne japonaise, offre aux vieillards en quête de sensations la possibilité de passer la nuit aux côtés d’adolescentes endormies sous l’emprise de puissants narcotiques. Une maison du plaisir ? Pas vraiment, si ce n’est que le plaisir de dormir à côté d’une jeune femme. Mais il paraît que dormir à côté d’une belle endormie, cela donne des rêves d’une beauté puissante. Pour sa part, Eguchi sent qu’il a encore en lui de quoi « se comporter en homme ». Mais quelque chose de très puissant l’attire vers cette maison. Convaincu qu’il ne ressemble en rien à ces « clients de tout repos » qui ont besoin de payer même pour dormir à côté d’une belle femme, il décide cependant, presque malgré lui, de tenter l’expérience.

Dans cette maison secrète, il est introduit dans la chambre où une belle adolescente est plongée dans un sommeil profond. Fasciné par cette expérience, il revient encore et encore, chaque fois pour s’endormir à côté d’une fille différente, et chaque fois il y entre comme s’il entrait dans un monde magique où le temps s’arrête. Dans la chambre semi-obscure, la tendresse qu’il éprouve pour les belles endormies réveille en lui le souvenir des femmes qu’il a aimées. Emu par leur beauté résignée et par leur destin si curieux, il passe en revue sa vie à travers les femmes qui y ont laissé leur empreinte : sa mère, ses maîtresses, sa femme, sa fille.

Les Belles Endormies est un livre qui déborde de tendresse et de beauté – non, ceci n’est pas exact. Il ne déborde pas, parce que rien n’est de trop, tout est justement dosé, il n’y a rien de superflu. Kawabata met en scène l’éternel conflit entre jeunesse et vieillesse, homme et femme, rêve et réalité, résignation et force. Sauf que, sous sa plume, cela n’est plus un conflit mais la fusion de deux éléments complémentaires qui se fondent l’un dans l’autre, comme le yin et la yang. Délicate et sensible, la plume de Kawabata fait de l’histoire du vieux Eguchi et de ses Belles Endormies un livre discrètement sensuel et doucement émouvant.

Yasunari KAWABATA, Les belles endormies, Le livre de Poche, 1982, 124 pages, 3,33 €

25 septembre 2007

L'oeuvre


Plus qu'un roman, L'Oeuvre relate l'histoire d'une époque.

1874. Le peintre Claude Lantier se prépare pour le Salon des Refusés. Cette exposition paralèlle au salon officiel avait été organisée par Napoléon III, en réponse à l'injustice du jury quant à la sélection des oeuvres, elle-même fortement dénoncée par les artistes et les critiques. Le hasard place la jeune Christine sur le chemin de Claude. Prude et timide, fraîchement émoulue de sa province natale, sa fascination pour l'artiste la convainc à poser pour son grand projet, un nu féminin, dans une toile rappelant le scandaleux Déjeuner sur l'herbe de Manet, présenté à ce même salon. Claude pensait enfin y trouver la reconnaissance qui lui était due, mais encore une fois, il ne reçoit que rires et moqueries.

Toujours obsédé par la peinture, malgré la vie de misère qu'elle lui impose, Claude séduit Christine. Sur un coup de tête, les deux amants se décident à vivre une vie de bohème à la campagne, qui éloigne pour un temps le peintre de la vie parisienne et de son cercle d'amis artistes. Mais l'appel de l'art est trop fort pour Claude qui persuade Christine de rentrer à la capitale. Commence alors une bataille sans merci entre la femme et "l'autre", l'art.

A travers Claude Lantier, dont les traits ne manquent pas de rappeler l'ami de toujours de Zola, Cézanne, l'écrivain relate une réalité pour des artistes que l'on considère aujourd'hui comme des génies. Une vie de misère, de pauvreté, d'incompréhension, et de refus. Il en fut ainsi de Cézanne qui s'opposa fréquemment au Salon. La fin du XIXe siècle marque un tournant dans l'évolution de l'art, une époque qui hésite encore entre tradition académique et modernité. Zola s'est lui-même dépeint dans le personnage de Sandoz, le meilleur ami de Claude, l'écrivain réaliste, auquel il réserve toutefois un destin plus clément que celui du peintre.

L'Oeuvre, c'est aussi l'histoire d'un triangle amoureux impossible, entre une femme aimante, passionnée et dévouée à celui qu'elle aime, et cette peinture, qui obsède Claude, jour et nuit. A travers cette fresque essentielle, Zola pose ainsi la question récurrente de la nécessité d'une dévotion exclusive à l'art, un peu à la manière de ce peintre orientaliste Coriolis, celui du roman Manette Salomon des frères Goncourt, qui affirme clairement que l'artiste doit faire un choix, que toute son attention ne peut et ne doit se porter que sur l'art s'il entend réussir. L'amour et les femmes ne font ainsi que perturber l'attention et l'énergie toute entière qui doivent être rendues à l'art.

Q'en sera-t-il pour Claude? L'Oeuvre y répond. A quel prix? Celui de l'amitié entre Cézanne et Zola. Mais c'est une autre histoire.


Emile ZOLA, L'Oeuvre, Gallimard, coll. "Folio Classique, rééd. 2006, 492 pages, 4,28 €

24 septembre 2007

Anybody out there

Alors que je me promène dans les rayons d’une grande librairie, je découvre le « dernier Marian Keyes ». Aucune hésitation, je le prends avec moi. Depuis que je l’ai découverte en 1999, Marian Keyes ne m’a jamais déçue.
Et pourtant, je dois avouer que j’ai mis beaucoup de temps à finir Anybody out there. La quatrième de couverture faisait pourtant les éloges habituels des romans de Marian Keyes ; on lit même une phrase presque anodine : « le meilleur roman de Keyes ». Tout un programme.

Le dernier roman de celle que l’on a surnommé la reine de la chick lit irlandaise nous propose de vivre un peu plus d’un an aux côtés d’Anna Walsh. Après Claire (Watermelon), Rachel (Rachel’s holiday), et Margaret (Angels), le temps est venu d’en apprendre plus sur la quatrième sœur Walsh.
Anna est la rêveuse de la famille, celle qui a le moins le sens des réalités. Installée à New York, elle mène une vie épanouie. Jusqu’au jour où survient l’insoupçonnable. Déni, désarroi, dépression puis rédemption. Le cocktail est fort mais bien dosé : Marian Keyes distille, avec style, des petites doses d’humour, de cynisme et de poésie.
Tous les ingrédients habituels.

D’où vient alors cette absence de véritable satisfaction en reposant le livre ? Le mystère du prologue est longtemps mis de côté. Trop longtemps pour ne pas être éventé au moment de le résoudre à la fin de l’histoire. Mais il faut dire qu’il ne s’agit nullement d’un roman policier.
Est-ce vraiment le meilleur roman dont il était question sur la couverture ? Pour certaines, peut-être. Mais pas pour moi. C’est certainement un sentiment très personnel : je n’ai pas pu m’attacher à Anna comme cela avait été le cas pour Katherine (Last Chance Saloon), Lucy (Lucy Sullivan is getting married) ou Claire (Watermelon).

C’est un bon roman pour fille, mais sans doute pas le meilleur. On rit un peu, on verse une petite larme. Mais ce n’est rien de bouleversant. Rien d’incontournable.
En attendant le prochain …


Anybody out there, Marian Keyes
Penguin, 2007, 593 pages, 8 euros
Les romans de Marian Keyes sont disponibles en français chez Belfond ou Pocket.

23 septembre 2007

Noces au Paradis

Au cours d’une nuit passée dans un refuge de chasse, deux hommes, Mavrodin et Hasnas, vont revivre par leurs confidences respectives, la relation amoureuse qui les a bouleversée à jamais, et réaliser que la même femme a traversé leur vie pour le meilleur et pour le pire.

Mavrodin est un écrivain reconnu, âgé d‘une trentaine d‘années et fréquentant l‘intelligentsia bucarestoise. Tout lui sourit, ses livres se vendent bien et font autorité, mais pourtant on le sent désabusé, plus rien ne le surprend. Il va même jusqu’à imaginer les réactions que peuvent susciter ses œuvres, et le prestige qu'il peut en retirer. Il est conscient du magnétisme qu'il exerce sur les autres de par cette activité et en joue, au cours des soirées mondaines auxquelles il est convié. C’est d’ailleurs au cours d’une réception qu'il rencontre Ileana, une femme d’une beauté rare, intelligente, mystérieuse et froide, et c’est peut être justement cette indifférence qui interpelle Mavrodin, lassé de savoir qu'il peut obtenir ce qu'il désire, comme l’enfant gâté qu'il est.
La magie opère instantanément. Des sentiments réciproques semblent très vite les unir; l’emballement dont fait preuve Mavrodin est à ce titre très touchant car il est animé du même enthousiasme qu'à l'âge des premiers émois, au point de susciter par moment l’écoeurement, par un excès de mièvrerie parfois irritant.
Pourtant il s’égare; ce qu'il croyait acquis va le fuir. Il ne réalisera que trop tard que bien avant qu'Ileana s'en aille, le lien qui les unissait était déjà fragile; mais tourné vers lui-même, il lui était impossible d‘en prendre conscience.

Hasnas connaîtra un destin similaire et tout aussi sévère; il se croyait «propriétaire d’une belle épouse », comme il se plaira à le dire, ce qu'elle ne tardera pas à contredire au premier faux pas de son riche époux, trop fier pour reconnaître à temps sa part de responsabilité dans leur chute.
Cette femme, Ileana pour l’un et Lena pour l’autre, n’est autre que la symbolique de l’être parfait, du « miracle » que l’on n’attendait plus et qui a permis ces noces éphémères au paradis, mais que l’on a laissé s’échapper par manque de lucidité, par naïveté, et surtout par égocentrisme qui finit, si l’on n’y prend pas garde, par ronger de manière insidieuse une relation passionnée, ne laissant place qu'aux regrets que se livrent Mavrodin et Hasnas. Les miracles n’ont-ils pas cela en commun d’être identifiés bien après leur manifestation?

Au-delà de cette métaphore à caractère divin, chère à l’historien des religions qu'est avant tout Mircea Eliade, on peine parfois à adhérer au récit, raconté par deux hommes arrogants, unis par la même femme, laquelle est décrite comme entière et ne pardonnant nuls errements. L’absence de point de vue féminin permet difficilement de prendre la mesure des décisions irrémédiables d'Ileana, qui pourraient être considérées comme hâtives, voire capricieuses, égratignant par là même l’image de la femme. Ce roman n’en reste pas moins une œuvre que l’on prend plaisir à savourer jusqu’à la dernière page, de par une plume d’une très grande poésie.

Mircea Eliade, Noces au Paradis, Editions Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1981, 265 pages

Un barrage contre le Pacifique


C'est le roman de la déveine. Pas plus, pas moins. Le roman d'une malchance qui s'est installée progressivement, délicatement mais durablement. De ce livre qui fit connaître Marguerite Duras, de cet ouvrage qui marqua les débuts de l'oeuvre de ce monstre sacré de la littérature française, c'est sûrement cela qui vient à l'esprit, une fois refermé.

C'est l'histoire d'un trio. La mère, dont on ne saura jamais le nom, et ses deux enfants, Joseph et Suzanne. Tous pétris qu'ils étaient des images d'Epinal qui circulaient à propos des colonies, la mère, une institutrice, et son mari décidèrent de tenter l'aventure indochinoise. Quelques années de bonheur leur furent accordées, puis le mari vint à décéder, laissant ainsi son épouse, avec leurs deux enfants, sur les bras. A compter de là, tout se délitera. La mère décida de s'engager comme pianiste dans un obscur cinéma, accumulant les heures, avec un unique objectif, un seul. Acheter une petite concession au bord du Pacifique. Elle y parvint, mais faute d'avoir pu soudoyer l'administration, elle obtint une terre incultivable, en raison des assauts incessants de l'océan. Vint alors une idée, celle de l'édification d'un barrage, un barrage contre le Pacifique, pour en retenir les marées. Elle y mit tout le reste de ses économies, hypothéqua tout. Rien n'y fit, la malchance perdura, et le barrage, à peine dressé, céda.

Force est de constater que toute l'histoire de la mère suit ce cours, celui d'une déroute continuelle. Tout le temps, elle échoue, emmenant avec elle ses enfants. Vaine course pour "liquider" un diamant étrangement atterri entre leurs mains, lettres récurrentes à l'administration. Et l'idée du barrage persiste. Du trio, Joseph cherche par tous les moyens à s'en échapper. Suzanne, également. Et à dire vrai, la mère attend également le départ de ses enfants, afin de pouvoir, une fois pour toute se laisser aller. Suzanne attend. Un chasseur, préférerait-elle. Et patiemment, dans une espèce de nonchalance fascinante, elle éconduit les rares prétendants qui s'offrent à elle.
C'est là un roman exceptionnel, puissant. Sûrement l'un des essentiels de la littérature françaises, mais dont on ne parle pas assez. Superbement triste, d'une mélancolie un peu hallucinée, il se lit avec frénésie, une frénésie qui pourtant tranche avec cette espèce de torpeur moite bien caractéristique de l'Indochine. La mère, Suzanne, Joseph, le tout au ralenti. Pourtant, on tourne les pages, rapidement, sans pouvoir s'arrêter. On reste subjugué par la force des personnages, comme noué par ce splendide spleen qui irrigue l'ensemble de l'ouvrage, et qui vous prend du début à la fin. Et l'Indochine, le Pacifique, derrière tout cela. Magnifique. Pour toutes ces raisons, et bien d'autres encore, un barrage contre le Pacifique compte dans l'oeuvre de Marguerite Duras. A le lire, on comprend pourquoi. On n'en sort pas indemne.


Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, Gallimard, coll. "Folio", 1950 (rééd. 1978, 2007), 365 pages, 6,27 €

21 septembre 2007

Et Nietzsche a pleuré



Il aura fallu du temps pour que la France découvre Irvin Yalom. Avec la traduction toute récente d'un de ses ouvrages publiés en 1992, Et Nietzsche a pleuré, c'est désormais chose faite, et il n'est donc plus d'excuse pour ne pas s'intéresser aux romans du psychiatre californien. Ce dernier livre ainsi mis à la portée du lecteur français encore rétif, on le sait bien, à la lecture en version originale, permet de se convaincre du talent de l'écrivain.

L'idée est intéressante, il s'agit d'imaginer une éventuelle rencontre entre Joseph Breuer et Friedrich Nietzsche. Quand ? En 1882. Où ? A Vienne. Le premier est un médecin viennois, excellent diagnosticien. Mais c'est aussi l'un des pères de la psychanalyse moderne, le premier médecin d'Anna O, hystérique, elle-même bien connue pour avoir été ensuite soignée par Freud, ami de la famille Breuer. Le second, naturellement, nul n'est besoin de le présenter.

Et c'est par la séduisante Lou Salomé, amour éphémère du philosophe, que les deux hommes furent amenés à se rencontrer. Celle-ci, au détour d'un café pris à Venise, réussit à convaincre Breuer de s'occuper du cas de son ancien amant. Celui-ci, éconduit, se porterait au plus mal. C'est donc d'un "médecin du désespoir" - l'expression est jolie - qu'il aurait besoin. Une cure par la parole.

Le stratagème se met en place, Nietzsche ne doit pas être au courant. Rancuneux à l'endroit de la jeune Lou, il ne serait certainement pas enthousiaste à l'idée de consulter un médecin de cette sorte. Ses amis réussissent toutefois à le persuader de se rendre à Vienne pour consulter le Docteur Breuer, afin de frotter le cas de ses atroces migraines à l'excellent diagnostic de ce dernier. Et c'est là, progressivement, que se scelle le pacte entre les deux hommes. Nietzsche, non sans réticence, accepte de rester. Toutefois, c'est à un véritable échange que les deux hommes devront se livrer. Nietzsche s'occupe de Breuer, un Breuer supposé simuler. Breuer s'occupe de Nietzsche. Analyse - bien que le concept soit encore anachronique - réciproque.

L'allemand se prend au jeu, et la conversation entre les deux sommités est brillante. D'un semblant de patient, Breuer en devient un véritable, guérissant ainsi ses obsessions, tout pénétré qu'il est des préceptes philosophiques de Nietzsche. "Deviens qui tu es" résonne, les deux hommes se livrent. Yalom parvient à récréer les conditions de cette formidable émulation intellectuelle. Au surplus, et au détour d'une écriture agréable, ce roman est une invite à redécouvrir l'oeuvre du philosophe dont l'écrivain réussit le tour de force d'en mettre les éléments cardinaux à la portée du lecteur. Breuer versus Nietzsche, Nietzsche versus Breuer, des balbutiements de la psychothérapie à l'initiation philosophique, c'est assurément là un roman complet que livre Yalom.


Irvin Yalom, Et Nietzsche a pleuré, Galaade Editions, 2007, 416 pages, 24 €

20 septembre 2007

Exposition Arcimboldo, 1526-1593


L'exposition Arcimboldo, que le Musée du Luxembourg a choisi de présenter en entrée de saison, est surprenante. Surprenante, parce qu'Arcimboldo l'est lui même. Et à dire vrai, tout le monde se souvient de ces portraits monstrueux, ces compositions étranges qui ne manquent pas d'attirer l'oeil et qui vont émailler le parcours du visiteur. Difficile toutefois d'y mettre un nom. C'est ce que précisément se propose de faire cette exposition érudite, soigneusement orchestrée. Sans doute la première, réellement monographique, depuis celle organisée par le Palazzo Grassi de Venise en 1987. Ainsi, pas moins de 40 huiles sur toile de cet artiste si longtemps oublié, ont été réunies.

Ce que rappelle d'abord la rétrospective, c'est qu'Arcimboldo est un Ancien. Plus exactement, c'est un homme du XVIe siècle. En déambulant dans les quatre salles dévolues à l'exposition, ce constat révèle toute son acuité. Moderne, original, iconoclaste, Arcimboldo l'était assurément.

L'exposition nous rappelle d'abord qu'il était un artiste de cour. Plutôt bien en vue d'ailleurs puisqu'il fut, par la suite, élevé au rang de comte palatin. Attaché au service de deux empereurs, Maximilien II, puis son fils, Rodolphe II, Arcimboldo réalisa une série de portraits conventionnels lors de son séjour à Vienne.

Vient ensuite ce grain de folie, qui restera indissolublement lié au personnage du peintre milanais, ces têtes composées. Affreuses, atroces, monstrueuses, elles ne laissent pas indifférent. Ces dernières, qui consistent à dresser un portrait au travers de la représentation d'objets eux-mêmes aisément identifiables, et suivant une thématique définie, sont particulièrement bien mises en valeur. Les prêts d'oeuvres ont été considérables. Les différentes versions de l'Eté, l'Hiver, l'Automne, le Printemps ou encore les Quatre saisons en une tête, tout semble y être. Y figurent également, les éléments.

Folie, modernité, l'exposition ne s'arrête pas là. Les commissaires, grand bien leur a pris d'ailleurs, tant le procédé paraît amusant, ont également choisi de mettre en valeur ces fameuses têtes réversibles. Il faut bien avouer qu'elles valent le coup d'oeil. Une glace située juste en deçà permet de se rendre compte qu'en réalité, retournés, ces tableaux représentent une tête d'homme. Enfin, il ne faut pas manquer les portraits anthropomorphes, où Arcimboldo intégrait des instruments spécifiques à la profession de ceux qu'il peignait.

Alors, évidemment, l'esthétique d'Arcimboldo ne correspond certes pas à celle qui est la nôtre aujourd'hui. Ces têtes composées, elles sont étranges, bien sûr. Elles accrochent, naturellement. Mais surtout, et on ne le répètera jamais assez, elles surprennent, en ce qu'elles sont l'exact reflet de cette modernité si inhérente à Arcimboldo. Il était du XVIe siècle, n'oublions pas. Ce tour de force, pour l'époque, cette impression de folie, toutefois maîtrisée, l'exposition du Musée du Luxembourg y rend un sérieux hommage. Sans nul doute, elle mérite le détour.


Arcimboldo, 1526-1593

Du 15 septembre 2007 au 13 janvier 2008
Musée du Luxembourg
19, rue de Vaugirard - 75006 PARIS

Mardi, Mercredi, Jeudi : 10h30 - 19h00
Lundi, Vendredi, Samedi: 10h30 - 22h00
Dimanche : 9h00 - 19h00
Plein tarif: 11 €

18 septembre 2007

Le rapport de Brodeck

Le dernier ouvrage de Philippe Claudel, régulièrement encensé par la critique, figure sur la liste des quinze romans publiés tout récemment par l'Académie Goncourt. Il est donc susceptible d'obtenir cette précieuse récompense, si convoitée, qu'est le prix éponyme. Ce n'est toutefois certainement pas la raison qui pousse à découvrir, puis à lire le rapport de Brodeck. Non, bien au contraire.

Il s'agit plutôt ici de l'histoire. Elle attire l'oeil. Pourquoi ? Parce qu'en cette rentrée littéraire, il ne s'agit pas d'un énième roman sur la guerre. De guerre, bien sûr, il en est question. Mais il s'agit du temps de l'après, de cette période trouble, si propice aux bassesses et errements de l'âme humaine. La guerre, elle est en filigrane, derrière, dans toute son horreur. Elle plane.

Le décor est celui d'un petit village d'Alsace-Lorraine, frontalier, perdu au milieu de nulle part, perdu au milieu de vallées encaissées. Brumeux, calme, le village semble vivre au gré d'une léthargie pesante. Philippe Claudel distille savamment les conditions d'une atmosphère sordide, alimentée par la petitesse des personnages dont l'auteur brosse brillamment le portrait. Toute une ambiance, si finement tissée autour d'une épaisse gangue de délicates descriptions.

Et ici, le temps de la paix est revenu. Le problème, c'est que depuis, il s'est passé l' "Ereigniës", cet évènement cruel et terrible, auquel tous les hommes du village semblent avoir participé. Mais il faut dire que l'arrivée de l' "Anderer", si particulier, si insolent dans sa différence, les a surpris. De cette occurence atroce, Brodeck sera chargé d'en relater les conditions, d'en faire le rapport. A dire vrai, il n'aura guère le choix. Après tout, il a fait des études, dispose d'une machine à écrire, et son travail n'est-il pas précisément de dresser des rapports, ennuyeux, envoyés ensuite à l'administation? Brodeck va donc s'atteler à cette tâche ingrate. Il s'y soumet avec zèle, sous l'oeil soupçonneux des hommes du village, ceux là même qui sont à l'origine de l'évènement. Mais bien sûr les choses ne s'arrêtent pas là et derrière le rapport de Brodeck, il y a l'histoire de Brodeck. C'est que ce dernier a fort à dire. Beaucoup à raconter. Rescapé des camps, plutôt miraculé, il nous conte son calvaire et la difficile réadaptation qui s'ensuivit.

Le livre de Philippe Claudel est bon, c'est indéniable. D'une manière générale, au détour d'une histoire simple, le rapport de Brodeck nous renvoie à la médiocrité. Il reflète assurément le difficile rapport à l'altérité qui prévaut chez certains. Loin de toutes prétentions, il se laisse aisément lire, à travers un style bien agréable, nourri de fines réflexions et d'une langue élégante. Force est de constater d'ailleurs que l'effort va bien au-delà. Certaines des descriptions sont puissantes, excellentes. Elles retournent, prennent à la gorge. Le livre se vit, on perçoit si facilement cette atmosphère délétère que reproduit l'auteur. Progressivement, on sent sourdre l'évènement. Il devient impossible d'arrêter la lecture. Intense le roman se construit pas à pas. C'est incontestablement là un bel ouvrage.

Philippe CLAUDEL, Le rapport de Brodeck, Stock, 2007, 401 pages, 21,50 €

17 septembre 2007

Le Temps de l'innocence


La haute société new-yorkaise à la fin du 19ème siècle : un tissu délicat de convenances et de préjugés. Newland Archer est un jeune homme de son époque. Fils d’une des meilleures familles de la nouvelle aristocratie américaine, nourri des traditions et des préjugés qui brodent petit à petit autour de lui une toile invisible qui l’empêche de voir plus loin que son petit monde bien rangé, il n’a jamais remis en question la structure sociale qui l’entoure. Entre théâtre, opéra et dîners mondains, il s’apprête à épouser la belle ingénue May Welland. Bien élevée, de bonne famille, douce et innocente, la jolie May sera la compagne idéale : discrète, gentille, disciplinée.

Newland Archer est content. Tout semble être en parfait ordre, quand la comtesse Olenska, cousine de sa fiancée, revient d’Europe. Belle, séduisante, mystérieuse, elle n’a aucun intérêt pour les conventions subtiles qui régissent la société new-yorkaise. Madame Olenska est différente : elle mène son propre combat pour la liberté. Mariée en Europe (quelle folie, déjà ! épouser un européen ?) au comte Olenski, un libertin qui l’a maltraitée et humiliée, elle décide de fuir pour se réfugier dans sa New-York natale. Mais ses troubles sont loin d’être finis. A New-York elle doit mener une lutte féroce pour préserver cette liberté qu’elle a acquise avec tant d’effort, une lutte contre sa propre famille et contre une société impitoyable qui ne tolère pas le moindre écart de l’ordre établi.

Quand Newland rencontre Ellen Olenska, il est gêné par son caractère, son esprit libre, son désir d’indépendance, son indifférence pour les conventions. Mais cette femme passionnée l’attire par la force, la beauté et la liberté de son esprit, qui ne rappelle en rien les jeunes femmes de son rang, dont l’innocence est préservée « par une conspiration silencieuse de mères et de tantes », chargées de les protéger de tout ce qui est « désagréable » dans la vie. La comtesse Olenska, elle, est une femme qui a vécu, qui a souffert et qui ne s’est pas laissée faire. Une femme libre. Petit à petit, un lien passionnel très fort se forme entre les deux et presque malgré eux. Mais la société, incarnée par May Welland et tout ce qu’elle représente, est implacable. Partagé entre devoir et passion, Newland Archer remet pour la première fois en question la structure étouffante d’une société affreusement conventionnelle. Va-t-il capituler face à encore une conspiration silencieuse qui regroupe toute la famille, toute la société, derrière la douce May ? Ou bien trouvera-t-il le courage de se battre pour l’amour et la liberté contre les préjugés d’une société qui ne le pardonnera pas?

Beaucoup plus qu’une histoire d’amour, le temps de l’innocence est une esquisse fascinante de la société américaine de la fin du 19ème siècle. Le titre, fortement ironique, fait allusion à une société dont l’innocence est soigneusement préservée par un voile délicat mais indéchirable de mensonges bienveillants. Une société qui peut, en réalité, pardonner tout à ses enfants sauf le « désagréable ». Ce qui se passe sous la surface importe peu – ce qui importe, c’est que les apparences soient préservées. Toute « situation » doit être résolue discrètement, silencieusement, afin d’éviter toute « scène » : le comble de la vulgarité pour les esprits délicats de la haute société new-yorkaise.

Le temps de l’innocence est un livre passionnant. Sous prétexte d’une belle histoire d’amour comme on les aime, Edith Wharton nous livre en réalité une étude sociale très élaborée. C’est la critique impitoyable d’une société d’hypocrisie, de puritanisme, de passions cachées et de vies gâchées. Une société qui veut, avant tout et à tout prix, préserver non pas son innocence, déjà perdue depuis longtemps, mais son apparence d’innocence – parce que c’est ça qui importe, n’est-ce pas ?

Edith Wharton, Le temps de l'innocence, Flammarion, 1993, 312 pages, 6,46 €