23 septembre 2007

Un barrage contre le Pacifique


C'est le roman de la déveine. Pas plus, pas moins. Le roman d'une malchance qui s'est installée progressivement, délicatement mais durablement. De ce livre qui fit connaître Marguerite Duras, de cet ouvrage qui marqua les débuts de l'oeuvre de ce monstre sacré de la littérature française, c'est sûrement cela qui vient à l'esprit, une fois refermé.

C'est l'histoire d'un trio. La mère, dont on ne saura jamais le nom, et ses deux enfants, Joseph et Suzanne. Tous pétris qu'ils étaient des images d'Epinal qui circulaient à propos des colonies, la mère, une institutrice, et son mari décidèrent de tenter l'aventure indochinoise. Quelques années de bonheur leur furent accordées, puis le mari vint à décéder, laissant ainsi son épouse, avec leurs deux enfants, sur les bras. A compter de là, tout se délitera. La mère décida de s'engager comme pianiste dans un obscur cinéma, accumulant les heures, avec un unique objectif, un seul. Acheter une petite concession au bord du Pacifique. Elle y parvint, mais faute d'avoir pu soudoyer l'administration, elle obtint une terre incultivable, en raison des assauts incessants de l'océan. Vint alors une idée, celle de l'édification d'un barrage, un barrage contre le Pacifique, pour en retenir les marées. Elle y mit tout le reste de ses économies, hypothéqua tout. Rien n'y fit, la malchance perdura, et le barrage, à peine dressé, céda.

Force est de constater que toute l'histoire de la mère suit ce cours, celui d'une déroute continuelle. Tout le temps, elle échoue, emmenant avec elle ses enfants. Vaine course pour "liquider" un diamant étrangement atterri entre leurs mains, lettres récurrentes à l'administration. Et l'idée du barrage persiste. Du trio, Joseph cherche par tous les moyens à s'en échapper. Suzanne, également. Et à dire vrai, la mère attend également le départ de ses enfants, afin de pouvoir, une fois pour toute se laisser aller. Suzanne attend. Un chasseur, préférerait-elle. Et patiemment, dans une espèce de nonchalance fascinante, elle éconduit les rares prétendants qui s'offrent à elle.
C'est là un roman exceptionnel, puissant. Sûrement l'un des essentiels de la littérature françaises, mais dont on ne parle pas assez. Superbement triste, d'une mélancolie un peu hallucinée, il se lit avec frénésie, une frénésie qui pourtant tranche avec cette espèce de torpeur moite bien caractéristique de l'Indochine. La mère, Suzanne, Joseph, le tout au ralenti. Pourtant, on tourne les pages, rapidement, sans pouvoir s'arrêter. On reste subjugué par la force des personnages, comme noué par ce splendide spleen qui irrigue l'ensemble de l'ouvrage, et qui vous prend du début à la fin. Et l'Indochine, le Pacifique, derrière tout cela. Magnifique. Pour toutes ces raisons, et bien d'autres encore, un barrage contre le Pacifique compte dans l'oeuvre de Marguerite Duras. A le lire, on comprend pourquoi. On n'en sort pas indemne.


Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, Gallimard, coll. "Folio", 1950 (rééd. 1978, 2007), 365 pages, 6,27 €

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